Alors que le 75e Festival de Cannes ouvre ses portes ce mardi, la fréquentation peine à redémarrer après la pandémie.Si les blockbusters attirent encore leur public, le cinéma indépendant, cher à la Croisette, est à la peine.Pour certains professionnels, c’est déjà sur les plateformes de streaming que s’écrit l’avenir.
Des stars enthousiastes, des cinéphiles passionnés et des films venus du monde entier qui, l’espace de quelques heures, occupent toutes les conversations… Le Festival de Cannes, dont la 75e édition ouvre ses portes ce mardi 17 mai, est un monde parallèle qui dissimule une réalité douloureuse : le public, le vrai, n’a pas franchement retrouvé le chemin des salles obscures, fermées durant 300 jours après l’apparition de la pandémie. La fin du pass sanitaire et du masque obligatoire n’y ont rien changé : plombée par la désertion des seniors, concurrencée par l’essor des plateformes de streaming, la fréquentation des cinémas français est en berne.
Au départ, pourtant, la sortie du Covid-19 semblait encourageante. Avec 96 millions d’entrées en 2021, soit 23% de moins seulement qu’en 2019, les exploitants misaient sur 2022 pour retrouver des chiffres avoisinants ceux du "monde d’avant". Sans grand succès : depuis le début de l'année, les salles françaises totalisent 50,71 millions d'entrées, soit 34,2 % de moins que sur la même période de 2019, d’après les chiffres du Centre National de la Cinématographie (CNC).
Derrière "Doctor Strange", le désert
"C’est très inquiétant, d’autant plus que le -30% actuel est en fait une moyenne qui cache des disparités énormes", souligne Amel Lacombe, dirigeante de la société de distribution Eurozoom. "Seuls certains films s’en sortent, notamment les blockbusters, et la plupart des films indépendants vivent hélas une baisse bien plus forte des entrées. Par rapport à la dernière année normale, 2019, c’est moins 50% voire moins 75% selon les films."
Pour bien se faire une idée de la situation, il suffit de regarder le box-office de la semaine du 4 au 10 mai. Sur 2,9 millions de tickets vendus dans toute la France, 49,4% l’ont été pour le dernier Marvel, Doctor Strange in the Multiverse of Madness, loin devant Les Animaux Fantastiques 3 (6,8%) et Qu’est-ce qu’on a tous fait au Bon Dieu ? (4,5%). Autant dire qu’il ne reste que des miettes pour les "petits films", chers à la Croisette. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs l’an dernier, l’Iranien Hit Road plafonne à 42.000 entrées en deux semaines, malgré une critique enthousiaste.
Il n'y aura bientôt plus que 40 films par an dans les salles de cinéma, surtout des franchises, des suites, des films d'animation
Ben Affleck, en janvier dernier dans Entertainment Weekly
"Le désir de cinéma est toujours là", tempère Marc-Olivier Sebbag, le délégué général de la Fédération Nationale des Cinémas Français (FNCF). "Mais c'est vrai qu'on pensait que le retour des spectateurs serait plus rapide. En même temps, on a un problème d’offre de films lié au fait que durant la pandémie, la production américaine s’est tarie et la production française s’est ralentie. Ce qui manque, c’est un effet d’entrainement qui bénéficie à l’ensemble des films, y compris les plus petits. La question qui reste, c’est de savoir s’il y a eu des changements plus profonds dans les habitudes de consommation."
Outre-Atlantique, certains ne sont pas franchement optimistes. "Il n'y aura bientôt plus que 40 films par an dans les salles de cinéma, surtout des franchises, des suites, des films d'animation", lançait en janvier dernier Ben Affleck, dans un entretien à Entertainment Weekly après l’échec du film de Ridley Scott Le Dernier Duel, dont il était la vedette. "J'aime notre message. J'en suis très fier. C'est donc très déstabilisant. Puis je me suis rendu compte que le film marchait bien mieux en streaming. C'est là où est notre public à présent."
Avec ses mots à lui, l’acteur-réalisateur prolongeait la réflexion du vétéran Steven Spielberg, en 2013, lors d’une conférence retentissante devant les étudiants de l’Université de Californie. "Aller au cinéma coûtera 50, 100 ou 150 dollars, comme un show de Broadway ou un match de football aujourd'hui. Et les films resteront en salles pendant une année", avançait ce champion incontesté du box-office, persuadé qu'un film comme Lincoln, n'aurait plus sa place, à terme, dans un multiplexe. Si on en est encore loin, la perspective n’enchante guère de ce côté de l’Atlantique.
"Certains veulent faire du cinéma un loisir premium, mais je suis tout à fait opposée à cette idée, car l’avenir du cinéma en salles, c’est les jeunes", lance Amel Lacombe. "Et désolée de le rappeler, mais pour eux le prix est un facteur déterminant. L’avenir du cinéma doit être accessible au plus grand nombre. En France, cela aura un impact non négligeable sur le type de films produits. Si notre système continue à produire des œuvres pour seniors, s’il ne prend pas la peine de s’adresser aux plus jeunes, alors oui, il y aura un problème pour les salles."
Les plateformes à Cannes ? C'est toujours niet !
Ce qui ne résout pas le problème des films d’auteurs, qui n'ont clairement pas les faveurs du jeune public. Si on regarde les films primés à Cannes l’an dernier, les chiffres sont parlants : 300.000 entrées pour la Palme d’or Titane, de Julia Ducournau, 283.000 pour Annette, de Leos Carax, 200.000 pour Un héros, d’Asghar Farhadi, 200.000 pour Drive my car, de Ryusuke Hamaguchi. Malgré l'originalité indéniable de ces films, leur faible rentabilité en salles donne en partie raison à Ben Affleck.
Le streaming serait-il alors la seule porte de sortie pour les films "exigeants", comme le disent si bien les cinéphiles cannois ? Rappelons que depuis la levée de bouclier des exploitants en 2016, outrés par la présence de deux films Netflix en compétition, les plateformes sont persona non grata sur la Croisette. "J’ai failli perdre mon poste", avouera après coup le délégué général, Thierry Frémaux. Six ans plus tard, Cannes est le seul grand festival où les films produits par ces acteurs désormais incontournables de l’économie du cinéma n’ont pas voix au chapitre.
Quand un film sort directement en streaming, on en parle pendant une semaine, il est vu pendant quinze jours… et après plus personne n’en parle.
Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la FNCF
"Le Festival de cannes s’inscrit dans un écosystème professionnel français très vertueux qui met la salle de cinéma au centre de son fonctionnement", rappelle Amel Lacombe. "Si ça fait grincer les dents des plateformes, tant pis. Elles ont plein d’autres festivals où postuler. Et il y a suffisamment de films faits par des réalisateurs de talents du monde entier pour que Cannes trouve son bonheur ailleurs."
Reste que ces derniers mois, d’excellents films d’auteurs "cannois" se sont retrouvés directement sur des plateformes. On pense à The Power of The Dog, de l’Australienne Jane Campion, la première femme à avoir gagné la Palme d’or, ou à Spencer, le film sur Lady Di avec Kristen Stewart, réalisé par le Chilien Pablo Larrain, révélé à la Quinzaine des Réalisateurs en 2006. Sans parler de CODA, l’Oscar 2022 du meilleur film. Sa réalisatrice, Sia Hedder, est un "bébé Cannes" puisqu’elle y avait présenté son tout premier court-métrage il y a 17 ans.
Si les champions du streaming ne sont pas représentés dans les différentes sélections du 75e Festival de Cannes, ses acheteurs seront bien sur la Croisette, où ils ne manqueront pas d’animer le Marché du Film. Mubi, la plateforme spécialisée dans le cinéma d’auteur, a même déjà acquis les droits pour plusieurs pays de Decision to Leave, le nouveau thriller du Coréen Park Chan-wok. En fonction de leur accueil dans les prochains jours, d’autres titres de la compétition cannoise devraient suivre. De là à ce que la prochaine Palme d'or ne soit visible que sur un écran d'ordinateur...
"Les plateformes, c’est la privatisation de la création", met en garde Marc-Olivier Sebbag. "Quand un film sort au cinéma, il bénéficie d’une aura, notamment grâce au travail de la presse, et vous pouvez le voir ensuite dans une multitude de versions : en vidéo, en chaîne payante, en chaîne gratuite puis en streaming. Alors que quand un film sort directement en streaming, on en parle pendant une semaine, il est vu pendant quinze jours… et après plus personne n’en parle."