Après le discours choc de Justine Triet à Cannes, les clés pour comprendre la polémique

Publié le 2 juin 2023 à 20h29, mis à jour le 2 juin 2023 à 21h13

Source : JT 13h WE

En remettant la Palme d'or à Justine Triet pour "Anatomie d'une chute", le jury du 76ᵉ Festival a mis en lumière une figure de proue du jeune cinéma français.
Ce qu'il ne s'imaginait pas, en revanche, c'est que la réalisatrice en profiterait pour tenir un discours engagé qui suscité de vives réactions politiques.
TF1info remonte le film et récapitule les enjeux d'une polémique qui ne fait sans doute que commencer.

La Palme d’or 2023 de la discorde ? Si personne n’est venu contester le triomphe d’Anatomie d’une chute, l’un des meilleurs films du 76ᵉ Festival du Cannes, on ne peut pas en dire autant du discours de Justine Triet. Alors qu’elle venait de recevoir son prix des mains de l’icône hollywoodienne Jane Fonda, la réalisatrice a profité de la tribune qui lui était donnée pour délivrer un discours politique auquel on ne s'attendait pas.

Un discours qui détonne

Devant plus de 3 millions de téléspectateurs en direct sur France 2, cette figure de proue du nouveau cinéma français a dénoncé la manière dont le gouvernement avait nié "de façon choquante" les protestations contre la réforme des retraites. Elle s'est également inquiétée de la "marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend". Une menace, selon elle, à l’exception culturelle dont elle a bénéficié depuis le début de sa carrière. Pour revoir ce discours choc, c’est par ici…

Justine Triet était encore en train de poser avec sa Palme d’or lorsque la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a réagi sur Twitter. Si elle se félicite de la dixième Palme française de l’Histoire, elle se dit "estomaquée" par un discours qu’elle qualifie d’injuste, un terme imagé inhabituel de la part d’un responsable politique.

Quelques minutes plus tard, Justine Triet prend connaissance du tweet de la ministre par l’intermédiaire de notre confrère de BFMTV depuis la terrasse du Palais des Festivals. "Ah bon ? C’est bien !", réagit-elle avec un brin d'ironie. "Je pense que c’est important de prendre la mesure des choses en ce moment. Je suis le produit de cette exception culturelle. J’ai 44 ans, j’ai bénéficié de cette chance. En ce moment, je suis touchée et ça m’intéresse beaucoup de savoir comment ça va se passer pour les jeunes qui arrivent".

La classe politique monte au créneau

Brillante dialoguiste, Justine Triet imaginait-elle que ses mots allaient être commentés, disséqués, voire détournés sur les réseaux sociaux et les plateaux de télé ? "Anatomie de l’ingratitude d’une profession que nous aidons tant… et d’un art que nous aimons tant", regrette le ministre délégué à l’Industrie Roland Lescure, dans la foulée de sa collègue de la Culture. "Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables", estime pour sa part Guillaume Kasbarian, le président Renaissance de la commission des Affaires économiques de l'Assemblée. 

À gauche, c’est bien simple, tout le monde s’y met, une unanimité rappelant les premières heures de la NUPES. Reprenant les mots de Rima Abdul-Malak, le patron du PS Olivier Faure se dit "estomaqué de voir une ministre de la Culture qui pense que quand on finance un film, on achète la conscience de ses auteurs". "Six mois que toute la France conteste. Six mois que nous subissons la volonté d’un seul. Merci madame de garder la nuque raide", renchérit son homologue d’EELV Marine Tondelier.

"Marchandisation des corps, Marchandisation de la culture, Bravo à Justine Triet pour sa Palme d'or et son discours qui frappe si juste", lâche pour sa part Fabien Roussel du PCF. "Merci à Justine Triet pour son courage en plus de son talent. Cannes revient à sa tradition. C'est la gauche résistante qui a créé ce festival", lance enfin Jean-Luc Mélenchon. Une référence au Grand prix attribué en 1946 lors de la première édition au film de René Clément, La Bataille du Rail, qui exaltait la Résistance française.

Un portrait qui fait le buzz

Au lendemain de son coup éclat, Justine Triet est sollicitée par la quasi-totalité des médias français. Mais elle refuse de s’exprimer davantage, laissant parler pour elle un cliché pris sur la Croisette par Martin Colombet, le photographe de Libération. Clope au bec, la Palme sous le bras… L’image génère une avalanche de likes et n’en finit plus d’être repartagée sur les réseaux sociaux.

"Ce portrait est l’inverse des photos ennuyeuses des lauréats avec leur prix en main", explique son auteur sur le site du quotidien. "Je pense surtout que son discours très fort et politique, mêlé à la forte médiatisation du festival, ont formé une caisse de résonance énorme autour de son image. Il y a aussi la cigarette, devenue transgressive dans nos sociétés policées, et bien sûr la classe et la liberté de Justine Triet".

La contre-attaque de la ministre

On pense alors la polémique retombée ? Rima Abdul-Malak remet une pièce dans la machine en se rendant lundi soir sur le plateau de Quotidien. Interrogée par Yann Barthès, la ministre de la Culture explique qu’elle était dans son salon au moment du fameux discours. 

"J’écoute ces mots de marchandisation de la culture, de gouvernement néo-libéral qui casse l’exception culturelle française. Et là mon sang ne fait qu’un tour parce que c’est faux. Donc j’écris mon tweet", raconte-t-elle. Le terme "estomaqué" paraît fort ? "J’ai senti ça, le souffle coupé et une douleur à l’estomac", se justifie-t-elle.

Invitée : Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture, répond aux critiques de la Palme d’Or Justine TrietSource : Quotidien, deuxième partie

"Je ne réclame aucune gratitude pour le gouvernement", poursuit Rima Abdul-Malak. "Je trouve ça injuste vis-à-vis du modèle qu’on porte depuis 80 ans et que le président de la République et les différents ministres de la Culture ont défendu et même renforcé. Qu’est-ce qui justifie le terme de marchandisation de la culture ? Quels faits ? Quels chiffres ?", s'interroge-t-elle. 

La ministre en profitant pour rappeler les aides financières apportées par le gouvernement au secteur du cinéma durant la pandémie. Et notamment le fonds de soutien venu palier le défaut d’assurance sur les tournages impactés par les cas de Covid. "D’ailleurs, le film de Justin Triet en a bénéficié", lâche-t-elle.

Mais c’est quoi, le système français ?

L’un des principaux arguments utilisés par les détracteurs de Justine Triet consiste à dire qu’elle "crache dans la soupe" en critiquant le soutien de l’État au cinéma français. Soit, ils jouent sur les mots ; soit, ils méconnaissent le fonctionnement de la fameuse "exception culturelle". On parle là du rôle du joué par le Centre National de la Cinématographie (CNC), un établissement public crée en 1946, placé sous la tutelle du ministère de la Culture, mais qui en est autonome financièrement.

Aujourd’hui, son fonds de soutien est très largement financé par une taxe sur les chaînes de télé (69% d’après les chiffres de 2022), une taxe sur les services de vidéo physique ou en ligne (17,5%) et une taxe unique au monde sur les entrées réalisées en salles (17,5%), et notamment les lucratifs blockbusters américains. Il existe des aides automatiques en fonction des entrées - en gros plus un film marche, moins il en touche - et des aides sélectives, attribuées sur dossier, qui permettent de constituer une avance sur les recettes à venir.

Ce ne sont pas les seules sources d’argent public pour le cinéma français puisque les collectivités n’hésitent pas à proposer des subventions et/ou des crédits d’impôts pour attirer les tournages et les retombées économiques qu'ils génèrent. Sur un budget de 6,5 millions d'euros, d'après Le Monde, 35,7 % proviennent d’institutions publiques, une part qui s'élève 50,2 % en y intégrant les contributions de France 2.

De quoi Justine Triet s’inquiète-t-elle ?

À entendre la ministre, les craintes de la réalisatrice concernant la "marchandisation" du cinéma ne seraient pas fondées. Elles sont pourtant partagées par les syndicats professionnels qui ont tous apportés leur soutien à la réalisatrice ces derniers jours. On en retrouve les principaux axes dans les débats qui ont nourri les états généraux du cinéma français à l’automne dernier, à une époque où la fréquentation des salles n’avait pas encore repris des couleurs.

Au cœur de leur préoccupation, il y a l’idée du "plafonnement" de l'aide publique et la nécessité de se tourner vers de nouveaux partenaires privés, comme l’évoquait le producteur Dominique Boutonnat dans un rapport de 2018… avant qu’il prenne les commandes du CNC. Un personnage controversé puisque malgré sa mise en examen pour des accusations d'agression sexuelle, il a été reconduit en conseil des ministres l'été dernier.

L'autre source d'inquiétude de la profession, c'est la montée en puissance des plateformes de streaming dans l'économie du cinéma français, alors qu'un décret de 2021 les engage à investir une part de leur chiffre d’affaires dans la création hexagonale. Des géants du numérique qui souhaitent pouvoir diffuser encore plus rapidement les œuvres sorties en salles, malgré une réforme récente de la chronologie des médias.

Et maintenant ?

Jeudi soir, Justine Triet est venue lancer trois projections pleines à craquer de la Palme d’or dans un cinéma MK2 à Paris, en présence de nombreuses personnalités du cinéma français, solidaires de ses déclarations. "No comment", a-t-elle répondu aux sollicitations de l'un de nos confrères présent sur place. Sans doute préfère-t-elle attendre la sortie du film le 23 août prochain pour s’exprimer davantage. Porté par sa récompense cannoise et une critique enthousiaste, tout porte à penser qu’il s’agira de son plus grand succès devant les 657.000 entrées de Victoria en 2016.

Un extrait de "Anatomie d'une chute" avec Sandra HüllerSource : TF1 Info

La polémique est sans doute loin d’être terminée puisque Anatomie d’une chute est d’ores et déjà l’un des favoris aux César 2024. Et on ne voit pas comment il ne pourrait pas figurer sur la liste des films pré-sélectionnés pour représenter la France aux Oscars, après plusieurs échecs retentissants. Ce vendredi matin, la revue professionnelle américaine Variety faisait de la Palme d’or un candidat potentiel à l’Oscar du meilleur film tout court. Et de Justine Triet une outsider à l’Oscar de la réalisation face à des poids lourds comme Martin Scorsese et Christopher Nolan.


Jérôme VERMELIN

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