Le comité de sélection réuni au CNC a sélectionné "La Passion de Dodin Bouffant" pour représenter la France à l’Oscar du film international.Un choix inattendu puisque "Anatomie d’une chute", la Palme d’or de Justine Triet, partait archi-favorite."Une grande déception" comme l'a confié à TF1info son producteur David Thion, qui s'interroge sur les critères des votants.
C'est un petit coup de théâtre au royaume du cinéma français. Ce jeudi 21 septembre, la commission chargée de désigner le candidat tricolore à l'Oscar du meilleur film international, réunie au CNC (Centre National de la Cinématographie), a choisi La Passion de Dodin Bouffant de Tràn Anh Hùng, qui sortira le 8 novembre prochain. Quatre autres films figuraient aussi dans la short-list : Goutte d’or de Clément Cogitore, Le Règne animal de Thomas Cailley, Sur les chemins noirs de Denis Imbert… et Anatomie d’une chute de Justine Triet, qui faisait figure d’immense favori pour les observateurs du Septième art.
Palme d’or à Cannes en mai dernier - la troisième seulement pour une femme après La leçon de Piano de Jane Campion et Titane de Julia Ducournau - le film a reçu les éloges de la presse française et internationale… et fait l'objet d'une polémique née du discours engagé de Justine Triet sur la scène du Palais des Festivals. Devant les professionnels réunis dans la salle et plus de 3 millions de téléspectateurs sur France 2, la réalisatrice avait notamment accusé le gouvernement d’avoir "nié de façon choquante" les protestations contre la réforme des retraites et de vouloir "casser l’exception culturelle".
Pour filer la métaphore footballistique, je poserais la question suivante : si la France voulait gagner la Coupe du monde, est-ce qu’elle laisserait Mbappé sur le banc de touche ?
David Thion, producteur d'Anatomie d'une chute
Des propos qui avaient suscité une réaction quasi immédiate de la ministre de la Culture de Rima Abdul-Malak, se disant "estomaquée" par un discours "si injuste", dans un message posté sur son compte Twitter. "Ce film n'aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma qui permet une diversité unique au monde. Ne l'oublions pas", insistait-elle. Dans la foulée, plusieurs personnalités de droite et de gauche avaient commenté l’incident sur les réseaux sociaux et les plateaux de télé.
Depuis ce coup de chaud, Justine Triet a calmé le jeu lors de la promo estivale du film, insistant sur son attachement au modèle du financement du cinéma français. Et le public s’est précipité dans les salles puisque dans quelques heures, il va franchir la barre symbolique du million d’entrées en un mois. Représenter la France aux Oscars aurait sans doute été la cerise sur le gâteau… Mais la commission du CNC a dit non, au grand désespoir des fans sur les réseaux sociaux jeudi soir. "C’est une grande déception et une énorme surprise", concède de son côté David Thion, l’un des producteurs d’Anatomie d’une chute.
"La réforme de la commission il y a deux ans avait pour objectif de mettre en commun des personnalités qui, par leur expertise, pourraient donner un caractère plus rationnel à la prise de décision. Et moins soumis aux aléas du moment, aux goûts des uns et des autres", rappelle-t-il. "Or, cette année, le film, qui avait de manière objective le plus d’atouts dans sa manche pour remporter l’Oscar du meilleur film international, c’est sans conteste celui de Justine Triet. Pour filer la métaphore footballistique, je poserais la question suivante : si la France voulait gagner la coupe du monde, est-ce qu’elle laisserait Mbappé sur le banc de touche ?", ajoute le producteur.
"De plus, il y a le savoir faire et l’expérience de Neon, distributeur de Parasite aux Etats-Unis, la sélection dans tous les festivals qui comptent pour les Oscars (Telluride, Toronto, New-York, Los-Angeles), la couverture médiatique exceptionnelle du film aux USA, les pronostics de la presse spécialisée qui placent tous le film très haut, les entrées exceptionnelles du film tant en France que dans tous les pays où le film est déjà sorti, qui en font un film populaire apprécié par tous les publics (hommes/femmes, âgés mais aussi moins âgés), etc."
Une commission de 7 membres indépendants
Quid du mode de décision ? Contacté par TF1info, le CNC rappelle que "la commission pour désigner le candidat de la France aux Oscars désigne son choix en toute indépendance. Elle est composée de membres nommés par la ministre de la Culture sur proposition du président du CNC, mais la ministre n’intervient à aucun moment dans le processus de choix des films présélectionnés ou sélectionnés. La commission est composée de sept professionnels, qui sont changés chaque année et proposés pour éviter tout conflit d’intérêt."
Pour 2023, elle était constituée des exportatrices Sabine Chemaly et Tanja Meissner, des producteurs Charles Gillibert et Patrick Wachsberger, des réalisateurs Olivier Assayas et Mounia Meddour ainsi que du compositeur Alexandre Desplat. "La ministre de la Culture n’assiste ni aux auditions ni aux débats", insiste le CNC qui souligne par ailleurs que "la règle de l’Académie des Oscars stipule qu’au moins 50% du comité de sélection soit composé d’artistes ou de professionnels", détaille l’institution.
"La France a choisi de composer sa commission de 100% de professionnels, pour confier le choix à des professionnels qui ont la connaissance et l’expertise sur le marché américain. Autrement dit, il ne s’agit absolument pas de refaire le match du Festival de Cannes ou des César, en choisissant le meilleur film français de l’année, mais de choisir le meilleur film français pour gagner la compétition des Oscars."
Un choix plus consensuel ?
À la suite de l’annonce de la première liste, les producteurs des films concernés sont venus défendre leur bébé avec leurs distributeurs français et américain devant les membres de la commission qui ont ensuite débattu et voté à bulletin secret ce jeudi. "Pendant dix jours, on a travaillé pour avoir le meilleur dossier et montrer que c’était le meilleur choix pour la France. Mais nous avons peut-être été naïfs", soupire David Thion. "Je pense que c’était serré, et qu’à un moment, il y a des gens qui ont décidé sur d’autres critères que ceux que je citais".
"Est-ce que le fait que Justine rencontre un tel succès suscite un peu de jalousie ? Est-ce que son discours à Cannes a agacé ?", s’interroge le producteur. "Mais je ne crois pas du tout à une intervention politique. Beaucoup de gens étaient remontés dans la profession ; pour eux, son discours était trop excessif. Est-ce qu’on en paye le contrecoup ? À vrai dire, je n’en sais rien. Mais j’aimerais bien qu’on m’explique les critères qui font qu’on préfère Dodin Bouffant à Anatomie d’une chute. Ce qui permettrait de balayer toutes les hypothèses conspirationnistes !".
C’est donc La Passion de Dodin Bouffant qui aura les honneurs de représenter la France à Hollywood. Présenté lui aussi sur la Croisette en mai dernier, le film de Tràn Anh Hùng a reçu le prix de la mise en scène et un accueil élogieux de la presse. Distribué par la Gaumont, il sera visible en salles le 8 novembre prochain. Trente ans après Le Goût de la papaye verte, le réalisateur d’origine vietnamienne l’a conçu comme un hommage à la tradition culinaire de son pays d’adoption.
En 1885, Benoît Magimel incarne Dodin, un célèbre gastronome qui rêve d’épouser Eugénie, jouée Juliette Binoche, sa discrète cuisinière avec laquelle il prépare les mets les plus savoureux pour ses convives ébahis. Le comité de sélection a-t-il vu dans cette ode aux plaisirs de la table "So Française", sans doute plus consensuelle que le tourmenté Anatomie d’une chute, le meilleur moyen d’appâter les votants ? La route est encore longue.
Le film devra en effet passer le cap d’une première sélection de 15 films, généralement annoncée en décembre par l'Académie des Oscars. Avant l’annonce en janvier des cinq finalistes pour la cérémonie qui doit se dérouler en mars, sauf report en raison de la grève à Hollywood. Rappelons que la France n’a pas gagné dans cette catégorie depuis Indochine de Régis Warnier en 1993. Et que les deux derniers candidats tricolores, Titane de Julia Ducournau et Saint Omer d’Alice Diop, ne sont même pas entrés dans le top 5.
Malgré cette éviction inattendue, Anatomie d’une chute pourrait malgré tout concourir aux Oscars 2024. Dans la foulée de l’annonce du CNC, le distributeur américain Neon a en effet annoncé sa volonté de présenter le film dans plusieurs catégories majeures : meilleur film, meilleure réalisation, meilleur scénario et meilleure actrice pour l’Allemande Sandra Hüller. Cette société indépendante s’y connaît puisqu’elle a accompagné le triomphe historique de la Corée du Sud avec Parasite de Bong-joon ho, meilleur film et meilleur film international en 2020.