Sam Mendes, réalisateur du magistral "1917" : "Ce film est une exploration différente de la guerre et de son paysage"

Propos recueillis par Delphine DE FREITAS et Sophie DE VAISSIERE
Publié le 14 janvier 2020 à 17h15

Source : Sujet TF1 Info

INTERVIEW - Il signe avec "1917" le premier choc cinéma de 2020. Un film brillant, poignant et techniquement époustouflant qui plonge le spectateur au cœur des tranchées de la Première Guerre mondiale. Sam Mendes revient pour LCI sur la genèse de ce projet fou qui a récolté 10 nominations aux Oscars.

Chef d'oeuvre. Coup de maître. Les qualificatifs manquent pour évoquer le nouveau film de Sam Mendes. "1917" accroche le spectateur aux tripes pour lui faire vivre, en temps réel, les ravages de la Première Guerre mondiale. La caméra ne s'arrête jamais de suivre les deux héros, deux soldats britanniques qui ont pour mission de traverser le front ennemi pour empêcher 1600 combattants de tomber dans un pièce mortel concocté par l'armée allemande.

Une scène sublime chasse l'autre à l'écran, nous plongeant dans le chaos des tranchées. La puissance de l'image n'a d'égal que la vigueur des émotions dégagées par les deux acteurs principaux Dean-Charles Chapman et George MacKay. L'ensemble confine au sublime lors d'une séquence nocturne dans le village d'Escout où chaque ombre devient un potentiel ennemi. LCI s'est entretenu début décembre avec le réalisateur anglais qui a depuis décroché le Golden Globe du meilleur réalisateur. Lauréat du Golden Globe du meilleur film dramatique, "1917" concourra pour 10 statuettes lors des Oscars du 9 février prochain.

LCI : Pourquoi avoir choisi de situer l'action du film en 1917 précisément ?

Sam Mendes, réalisateur : Car c'est le moment de la Grande Guerre où les Allemands se sont repliés sur la ligne Hindenburg. En une nuit, cet ennemi a disparu pour les soldats britanniques et français. Ces derniers ne savaient pas où ils étaient partis, s'ils s'étaient rendus ou s'ils avaient battu retraite. Ils se sont retrouvés à la dérive sur cette terre qu'ils n'avaient jamais vraiment vue auparavant : la campagne française dévastée, des fermes, des vergers, des bois, des villes, des canaux et des rivières. Dans un film qui parle de transmettre un message, tout cela m'a donné un voyage que les hommes pouvaient entreprendre. C'est pour ça que j'ai choisi non seulement cette année mais ce jour en particulier, les deux heures de ce jour d'avril 1917. À ce moment-là, il n'y avait pas que de la boue. Je crois que c'est pour ça que plus de films ont été faits sur la Seconde que sur la Première Guerre mondiale. Car au bout d'un moment, ça devient visuellement répétitif. Ce film est une exploration différente de la guerre et de son paysage.

Le film est un hommage à votre grand-père, Alfred H. Mendes, à qui vous faites un clin d’œil dans le générique de fin. Vous souvenez-vous de la première fois où il a vous a parlé de son expérience de la guerre ?

Oh oui, je m'en souviens. Il avait plus de 70 ans et je devais en avoir 10 ou 11. J'ai demandé à mon père pourquoi mon grand-père se lavait sans cesse les mains. Il m'a répondu : "Parce qu'il se souvient de la boue dans les tranchées et du fait qu'il ne pouvait jamais se laver". J'ai demandé ce qu'étaient les tranchées, puis j'ai commencé à comprendre et j'ai posé des questions à mon grand-père. Même s'il n'a jamais rien raconté à ses enfants, Il a commencé à en parler à ses petits-enfants. Aucune de ses histoires ne parlait d'héroïsme ou de courage. Elles évoquaient toutes la chance, le hasard, la coïncidence, à quel point la frontière entre la vie et la mort est fine, comment il a perdu ses amis qui se trouvaient près de lui. "1917" rassemble certaines de ses histoires et d'autres que j'ai trouvées dans des récits de la guerre faits à la première personne, comme des lettres et des journaux intimes.

Vous parlez de votre long-métrage comme d'"une fiction basée sur des faits". Combien de temps avez-vous mis pour forger votre récit ?

Je dirais qu'il s'est passé environ trois mois entre le moment où j'ai eu l'idée du film, où j'ai fait les recherches et où on a tenté de construire un voyage physique qui comportait des respirations. Ce n'était pas incessant, il n'y avait pas qu'un seul rythme. Ensuite, nous sommes passés à l'écriture du scénario. J'ai été très chanceux d'avoir une co-autrice (Krysty Wilson-Cairns, ndlr) qui a été capable de mettre en mots mon histoire, et cela a pris trois mois supplémentaires. Au total, le récit a peut-être mis 9 mois à prendre vie.

Sam Mendes sur le tournage de son film "1917".
Sam Mendes sur le tournage de son film "1917". - Universal Pictures

L'absence de montage fait que vous vous sentez pris au piège dans ce voyage avec eux. Vous ne pouvez pas vous échapper et vous ne le voulez pas
Sam Mendes

"1917" est une expérience immersive qui plonge le spectateur au milieu des tranchées grâce à un faux long plan-séquence. Comment le conteur que vous êtes est devenu un chorégraphe sur le tournage pour diriger la danse de la caméra ? Était-ce le même fonctionnement que lors vous étiez metteur en scène au théâtre ?

Je le suis toujours, j'ai l'habitude de déplacer les gens dans l'espace. La chorégraphie est une grande partie du travail de metteur en scène donc oui. Mais vous essayez aussi de piéger le public dans une forme d'état de rêve. C'est beaucoup plus comme un rêve que comme du théâtre. Vous voulez quelque chose qui s'approche du rêve, les images sont en apparence aléatoires. Vous ne savez pas ce qui va arriver ensuite. Il y a une collision de différentes atmosphères. Vous voulez cet état de rêve mais avec les enjeux et le compte à rebours de la réalité. La caméra vous attire dans le film avec une forme de force gravitationnelle plutôt que de vous présenter des images. L'absence de montage fait que vous vous sentez pris au piège dans ce voyage avec eux. Vous ne pouvez pas vous échapper et vous ne le voulez pas. En tout cas, je l'espère (il rit, ndlr). Vous sentez chacune des secondes passées avec ces hommes, chaque pas. Vous voulez voir ce qui vient ensuite mais vous êtes terrifiés de le découvrir. 

Comment avez-vous travaillé sur le plan technique ?

Avec le chef opérateur Roger Deakins, on voulait que le film se déroule de manière fluide sans trop de mouvements saccadés. On a des fois utilisé des steady-cams, d'autres fois la caméra était attachée à un câble ou à une grue, à une petite voiture, à une moto. Tout ce que vous pouvez imaginer. Nous avons aussi construit une petite caméra qui pouvait se glisser dans les trous, le long des tranchées. C'était compliqué mais c'était un travail d'équipe. Au lieu d'avoir un cadreur par plan, on en avait parfois six ou sept pour déplacer la caméra. Nous avons répété pendant des mois avec les acteurs. Je voulais que les scènes soient plus vécues que jouées.

Vous montrez l'horreur de la guerre mais aussi sa beauté, notamment dans la scène nocturne à Escout. Comment avez-vous tourné cette séquence ?

Le film glisse du crépuscule à la nuit et tout devient presque plus irréel, comme une hallucination. Le personnage ne sait pas s'il est éveillé ou s'il dort, s'il est vivant ou mort dans un sens. On a dû créer une sorte de paysage digne de l'Enfer. Et on a l'impression qu'il y est par certains aspects. Techniquement, nous avons construit un décor incroyable dessiné par Dennis Gassner et Roger Deakins est le plus grand chef opérateur qui existe selon moi. Je dépendais de deux autres génies pour donner vie à tout ça.

Nous voyons votre film comme un symbole de transmission qui participe au devoir de mémoire. Pensez-vous qu'il devrait être montré dans les écoles  ?

Ce n'est pas conçu comme une leçon d'histoire. Vous n'êtes pas obligé de connaître quoi que ce soit sur la Première Guerre mondiale pour regarder "1917". Et d'une certaine façon, le film ne parle pas que de cette guerre. Tout film de guerre montre les êtres humains dans leurs retranchements les plus extrêmes, ce qu'ils sont capables de faire, comment ils font exploser les barrières même celles de la nationalité. Il montre simplement l'essence d'une personne, ce qui compte. C'est plus satisfaisant pour moi si vous êtes un adulte. C'est assez perturbant pour les enfants car il y a des images dérangeantes. Tout est fait pour que vous ayez l'impression que ça se pourrait se passer actuellement. C'est un point de vue contemporain sur une période historique. Donc j'espère que les gens n'auront pas le sentiment qu'on leur enseigne quelque chose. Tout ce qu'ils ont à faire, c'est venir au cinéma et faire l'expérience du film. 

"1917" de Sam Mendes

avec George MacKay, Dean-Charles Chapman, Colin Firth, Andrew Scott, Richard Madden et Benedict Cumberbatch

en salles le 15 janvier


Propos recueillis par Delphine DE FREITAS et Sophie DE VAISSIERE

Tout
TF1 Info