Violent, lyrique, puissant : "Rebel", le film sur Daech qui va bousculer la rentrée cinéma

Propos recueillis par Delphine DE FREITAS
Publié le 30 août 2022 à 10h00

Source : Sujet TF1 Info

Adil El Arbi et Bilall Fallah racontent le parcours d’un jeune Belge vers la Syrie et les répercussions de son départ sur ses proches restés à Bruxelles.
À la croisée de la "tragédie musicale" et du "document historique", le long-métrage décortique la propagande de l'État islamique avec force et poésie.
Un projet à part qu’analysent pour TF1info ses réalisateurs, également co-scénaristes, avant l'arrivée de "Rebel" au cinéma le 31 août.

Ils en parlent comme de leur œuvre la plus personnelle. On ajouterait la plus singulière. La plus courageuse aussi. Après une parenthèse hollywoodienne pour Bad Boys For Life, plus gros succès de 2020 aux États-Unis, la série Miss Marvel et le désormais enterré Batgirl que personne ne devrait jamais voir, les réalisateurs belgo-marocains Adil El Arbi et Bilall Fallah signent avec Rebel un film unique et nécessaire où la force du documentaire se mêle à la puissance du cinéma. 

Une plongée saisissante au plus près des terroristes de Daech, qui vous retourne les tripes comme rarement. Parti en Syrie pour venir en aide aux victimes de la guerre, Kamal se retrouve enrôlé au sein de l'État islamique. Le jeune rappeur de Molenbeek se mue malgré lui en outil de propagande, filmant chacune des opérations du groupe pendant qu'à Bruxelles, son frère de 13 ans se retrouve à son tour dans le viseur des recruteurs du djihad.

Les réalisateurs belgo-marocains, Adil El Arbi et Bilall Fallah à l'avant-première de la série "Miss Marvel" à Los Angeles, le 2 juin 2022.
Les réalisateurs belgo-marocains, Adil El Arbi et Bilall Fallah à l'avant-première de la série "Miss Marvel" à Los Angeles, le 2 juin 2022. - Frazer Harrison / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Tourné entre la Belgique, le Luxembourg et la Jordanie d'avril à août 2021, le récit fait se percuter la violence des combats à la poésie de séquences chantées et dansées très surprenantes. Jusqu'à un final aussi bouleversant que déroutant. Fiers de leur "tragédie musicale" qui a eu les honneurs du dernier Festival de Cannes, Adil et Bilall l'ont façonnée pendant près de dix ans. Rencontre avec des cinéastes engagés qui ne manquent ni d'idées ni d'ambition.

Soit tu fais partie du groupe, soit tu te fais buter. Qu'est-ce qu'on fait une fois qu'on est là ? C’est cette histoire qu'on voulait aussi raconter
Adil El Arbi

Rebel est un film sur le pouvoir de l’image, sur la manière dont il peut transformer votre regard et vous endoctriner. C’est le message que vous vouliez faire passer ?

Adil El Arbi : Oui, parce que l'État islamique a vraiment fait usage de l'image comme d'une arme. Ça nous a fait penser aux Nazis et à Leni Riefenstahl qui faisaient de même. Aucun groupe terroriste dans l'Histoire n’a maîtrisé la propagande comme Daech. Ils cherchaient les lieux de tournage, répétaient à longueur de journée. Ils avaient tout le matériel technique. Il y avait même des castings pour leurs films. Ce côté tellement méthodique, tellement froid nous a terrifiés encore plus. Parce que ce n’est pas pareil de penser que ce sont tous des monstres qui ne réfléchissent pas et filment très vite une exécution avec un smartphone, puis de se rendre compte que c’était fait de manière posée et calme.

Ces scènes en coulisses des tournages sont dingues, on a l’impression de regarder un making-of de la vie des membres de Daech…

Bilal Fallah : C’est quelque chose qu’on n’a jamais vu. On voulait vraiment entrer dans l’organisation et voir comment ils travaillaient, avec la bureaucratie qu'il y a derrière.

Adil El Arbi : Tout ce qui donne l’illusion que c’est un État au final.

Votre héros, Kamal, c’est une victime ou un bourreau ?

Adil El Arbi : C’est l’aspect intéressant du personnage. Beaucoup de personnes estiment que tous ceux qui appartiennent à l’État islamique sont des terroristes et des monstres. Point barre. Or dans la réalité, on sait que ce n’est pas exactement ça. Beaucoup sont en effet partis en Syrie parce qu’ils voulaient tuer. À partir de 2012-2013, on a commencé à entendre régulièrement autour de nous à Bruxelles que "le cousin, le frère ou le fils d'untel était parti". C’était si proche de nous. Une partie d’entre eux sont allés en Syrie comme d’autres sont allés en Ukraine, pour protéger un peuple contre un dictateur sanguinaire, aider les femmes et les enfants. Après, c’est la brume de la guerre et le chaos. Tu te retrouves dans un groupe qui plaide allégeance à un autre. Puis d'un coup, tu te retrouves dans la mafia de l'État islamique. Soit tu fais partie du groupe, soit tu te fais buter. Qu'est-ce qu'on fait une fois qu'on est là ? C’est cette histoire, qu’on n’a vu pas si souvent à l’écran, qu'on voulait aussi raconter.

BAC Films

Vous avez commencé à travailler sur Rebel il y a près de dix ans, à une époque où le monde ne connaissait pas encore Daech. C’était avant les attentats de Paris et de Bruxelles. J’imagine que votre récit a été bouleversé au fil des actualités…

Bilal Fallah : Il a changé chaque année ! Chaque fois qu’on écrivait un scénario, de nouvelles informations nous arrivaient. Pas à pas, l’histoire a évolué en parallèle à l’actualité.

Adil El Arbi : Je crois que pendant qu’on écrivait, on savait qu’on était en train de vivre un moment historique et qu'il fallait prendre un peu de recul. En 2012-2013, on entend parler de ceux qui partent, mais c’est encore un peu confus autour de l’État islamique. En 2014, le monde entier le découvre avec l’exécution de James Foley, puis suivront les attaques terroristes à Paris en 2015 et à Bruxelles en 2016. Il fallait avoir cette distance-là pour comprendre ce qui s'était passé. 

Le film a d'ailleurs presque valeur de documentaire…

Adil El Arbi : C’était notre intention. On voulait faire un document historique quelque part aussi. Oliver Stone a fait plusieurs films sur la guerre du Vietnam, la guerre de sa génération. On n’a pas vécu la guerre, mais on était à Bruxelles lors des attaques, on connaissait des gens qui y étaient. On a entendu beaucoup d’histoires. C’est un peu la guerre de notre génération. C’était important de choisir la bonne date pour tourner. En 2021, on s’est dit qu’on pouvait la raconter.

Chaque personnage et chaque évènement dans le film sont basés sur une histoire vraie
Bilall Fallah

Lors des scènes de combat, la caméra bouge en permanence et suit à chaque fois un personnage. La seule manière de filmer la guerre, c’est de l’humaniser ? 

Adil El Arbi : On a regardé beaucoup de vidéos de la guerre en Syrie, de vidéos de propagande de Daech pour analyser leur manière de tourner. On ne voit jamais l'ennemi. On voit toujours la personne qui tire, la personne qui vit ces scènes de combat. On voulait que le public soit le plus proche possible des personnages, lui faire vivre ce qu’ils vivent. Ce n'est pas glamour, c'est une question de survie. Dans le chaos de la guerre, on n'a pas vraiment l'occasion de faire des plans larges.

Bilal Fallah : On a tourné caméra à l’épaule. Nous aussi, on était sur une scène de guerre. On courait sur le plateau. Kamal nous guidait, on voulait être dans sa tête.

Adil El Arbi : Un ancien membre des forces spéciales belges, qui a combattu l’État islamique en Irak, a chorégraphié avec nous ces scènes de combats pour qu’elles soient le plus réaliste possible.

Vous avez pu vous entretenir avec des gens qui sont partis ou sont revenus de Syrie ?

Adil El Arbi : L’un de nos co-scénaristes a fait un Skype avec deux membres de l’État islamique qui étaient dans des prisons kurdes. L’un était repenti, l’autre non. On a aussi beaucoup parlé avec les mères dont les enfants étaient partis, elles sont d’ailleurs dans le film. Ce n’est pas joué, ce sont des vraies réactions. D’autres personnes qui ont vécu la même chose sont venues sur le plateau pour nous aider à changer quelques détails, en nous disant "mon frère aurait plutôt fait ci, dit ça".

Bilal Fallah : On a tourné un mois en Jordanie, il y avait beaucoup de Syriens et d’Irakiens dans l’équipe technique qui avaient fui Daech. Chaque personnage et chaque évènement dans le film sont basés sur une histoire vraie.

On a essayé de faire notre version des "Mille et une nuits"
Adil El Arbi

Vous répondez à l’horreur de la guerre par des passages très poétiques, avec plusieurs numéros musicaux. Pourquoi ce choix ?

Adil El Arbi : On s’est longtemps demandé comment on pouvait traiter ce sujet très complexe en 2h15 maximum. On s’est dit qu’on allait peut-être essayer de le raconter comme un conte arabe moderne et faire notre version des Mille et une nuits. C’est pour ça qu’on a cette voix féminine, comme Shéhérazade, qui chapitre le film. La musique nous ramène dans un autre monde et nous permet de raconter beaucoup de choses en un laps de temps assez restreint. On explique le départ de Kamal en le faisant rapper par exemple. Son interprète, Aboubakr Bensaihi, qui est lui-même un rappeur de Molenbeek, a écrit tous ses textes. La poésie touche le spectateur d’une autre façon, ça provoque beaucoup d’empathie. On voulait cette atmosphère transcendantale. C’est un film contre Daech, et Daech était contre la musique, surtout le chant féminin.

Avez-vous eu peur de faire un film contre un groupe terroriste ?

Bilall Fallah : J’ai eu peur, oui, j’ai douté pendant des années. Mais c'était nécessaire. J'avais le sentiment qu'on devait faire ce film-là, qu'on devait raconter cette histoire parce qu’elle était si proche, si personnelle. On pouvait choisir un film hollywoodien, mais on a choisi de faire Rebel parce que c'est un sujet important. Il n'y a pas beaucoup de films qui en parlent et qui sont faits par des musulmans.

Que voulez-vous que les spectateurs retiennent de Rebel ?

Adil El Arbi : On essaie d’expliquer avec toutes les nuances possibles ce qui s’est passé pendant ces dix ans, cette guerre qui s’est importée ici en France et en Belgique. On essaie d’expliquer comment certains ont pu se faire embrigader dans ce groupe, comment ce groupe fonctionnait. C’est un document historique pour nous. L’idéal, ce serait que les jeunes comprennent ce qui s’est passé pendant cette période, en espérant que ça n’arrive plus jamais.

BAC Films

Pensez-vous que vous auriez pu produire ce film à Hollywood ?

Ensemble : Oh non, on ne croit pas !

Bilal Fallah : Si on avait dit "Le film parle de Daech et ça va être une tragédie musicale", on nous aurait répondu "Non, non, on ne va pas mettre d’argent".

Adil El Arbi :  Ça aurait été très difficile. Sauf si tu es Spielberg…

Bilal Fallah : ...ou Tarantino ! Mais on est juste Adil et Bilall.

Adil El Arbi : C’est pour ça qu’on revient en Europe, pour pouvoir faire des films comme ça et prendre des risques. Il y a beaucoup moins de budget, mais on peut y aller à fond. C’est vraiment une liberté qui n’a pas de prix. 

>> Rebel d'Adil et Bilall, avec Aboubakr Bensaïhi, Lubna Azabal et Amir El Arbi - au cinéma le 31 août


Propos recueillis par Delphine DE FREITAS

Tout
TF1 Info