Kouchner, Springora, Flament : quand la littérature dynamite les tabous sur les crimes sexuels

Publié le 6 janvier 2021 à 19h06, mis à jour le 6 janvier 2021 à 19h23
Camille Kouchner, auteure de "La Familia Grande" (Seuil)
Camille Kouchner, auteure de "La Familia Grande" (Seuil) - Source : Bénédicte Roscot

DECRYPTAGE - Un an après "Le Consentement" de Vanessa Springora, "La Familia Grande" de Camille Kouchner mêle drame intime, personnalités publiques et sujet de société. Associé à une stratégie de sortie "coup de poing", ces livres font bouger les lignes, dans le débat public comme judiciaire.

C’est un  texte poignant de 204 pages que nous avons pu découvrir à la veille de sa sortie : celui de la fille de l’ancien ministre Bernard Kouchner et d’Evelyne Pisier, écrivaine et politologue décédée en 2017, qui accuse son beau-père, le constitutionnaliste Olivier Duhamel, d’avoir abusé sexuellement de son frère jumeau durant leur adolescence. Ce dernier, rebaptisé Victor, a donné son accord pour que sa sœur Camille dévoile ce secret trop lourd à porter dans La Familia Grande (Seuil). Et qui sera à l’origine de l’explosion d’une famille recomposée au cœur de l’histoire politique, intellectuelle, culturelle et médiatique de la France des quarante dernières années.   

  

Difficile de ne pas voir dans ce projet littéraire la continuation d’un phénomène amorcé il y a tout juste un an par l’éditrice Vanessa Springora avec Le Consentement, le livre où elle dénonçait l’emprise de l’écrivain Gabriel Matzneff, avec lequel elle a eu des relations sexuelles lorsqu’elle avait 14 ans, et lui 49. Après avoir déclenché une tempête médiatique, et entraîné l’ouverture d’une enquête judiciaire pour viols contre l’octogénaire, il s’est vendu à plus de 180.000 exemplaires et un projet d’adaptation au cinéma par la réalisatrice Vanessa Filho (Gueule d’ange) est en cours. Plus qu’un coup d’édition, c’est bien une véritable stratégie de dénonciation qui s’opère à chaque fois. 

Un livre secret jusqu'au dernier moment

"La différence, c’est que la presse était au courant que Le Consentement allait paraître plusieurs mois avant", souligne Baptiste Liger, directeur de la rédaction du magazine Lire. "Dans le cas de La Familia Grande, on a su en novembre-décembre que les éditions Seuil allaient publier un livre "sous X". Et une semaine avant la sortie, son attachée de presse nous assurait qu’elle n’était pas au courant de son sujet. C’est clairement un coup éditorial !".

  

La déflagration n’en est que plus forte. Dès mardi, Olivier Duhamel a mis fin à l'ensemble de ses fonctions, dont celle de président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), ainsi que ses collaborations médiatiques. Et mercredi, le parquet de Paris a annoncé ouvrir contre lui une enquête pour "viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur un mineur de 15 ans et viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité".

Comme dans l’affaire Matzneff, où une enquête pour viols sur mineurs avait été ouverte, la publication d’un livre fera-t-elle bouger la justice, alors que le cadre légal actuel empêche toute action, prescription oblige ? Dans La Familia Grande, Camille Kouchner révèle qu’à la mort en 2011 de sa tante, la comédienne Marie-France Pisier, la police a découvert des échanges d’e-mails au sujet des agissements d’Olivier Duhamel. Face aux enquêteurs, son frère jumeau reconnaît alors les faits, mais renonce à porter plainte. C’est avec son accord que sa jumelle a écrit le livre, près d’une décennie plus tard, dans un contexte où la parole des victimes s’est entretemps clairement libérée.

En 2016, Flavie Flament avait utilisé un procédé similaire dans La Consolation, livre où elle racontait avoir été violée à l’âge de 13 ans par le photographe David Hamilton, sans jamais le nommer. "Je voulais retourner le système contre lui et lui tendre une forme de piège ", nous expliquait-elle l’an dernier. "Les faits étant prescrits, je pouvais me retrouver coupable de diffamation. Je voulais donc que les médias me demandent son nom. Et expliquer pourquoi je ne pouvais pas le faire. C’est exactement ce qui est arrivé. Et les consciences se sont éclairées." Sous l’impulsion de la journaliste, une action judiciaire est lancée. Mais le 25 novembre 2016, David Hamilton est retrouvé mort à son domicile, la thèse du suicide étant privilégiée.

Après la parution de son livre, Flavie Flament s’était vue confier la co-présidence d’une mission sur la prescription des crimes sexuels sur mineurs. Grâce à son travail, elle est passée de 20 à 30 ans après la majorité de la victime dans la loi d’août 2018. L’an dernier, le livre de Vanessa Springora a lui remis sur la table le débat sur la mise en place d’un âge légal du consentement, que ses partisans souhaiteraient fixer à 15 ans.

Déjà en cours de réimpression

D’autres témoignages de ce type vont-ils prochainement voir le jour ? "Ces livres révèlent des tabous en rapport avec la sexualité et mettent en jeu des personnalités connues, tout en misant sur une côté ‘face cachée de la France d’en haut’ qui plaît aux lecteurs et aux médias", constate Baptiste Liger. "Si la question est de savoir si ça va devenir un genre littéraire, un registre éditorial… C’est un filon, c’est clair. Après il y a des bons et des mauvais livres !". 

 

Disponible ce jeudi, La Familia Grande semble déjà promis au succès. Après un premier tirage à 70.000 exemplaires, le livre est déjà en cours de réimpression, nous a indiqué ce soir sa maison d’édition, certains libraires craignant d’être en rupture de stocks rien qu’en raison des pré-commandes. Et alors que Camille Kouchner, elle-même juriste, dit dans L'Obs vouloir faire de l’inceste "une infraction spécifique", plusieurs associations comme Osez le féminisme et Face à l’inceste ont pris la parole ces dernières heures pour réclamer l’imprescriptibilité des crimes commis sur les mineurs.


Jérôme VERMELIN

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