Saïd Taghmaoui boxe avec les maux

par Pierre BOHM
Publié le 2 juin 2014 à 17h57
Saïd Taghmaoui boxe avec les maux

PORTRAIT – Il est à jamais le Saïd de La Haine, film culte de toute une génération. Pourtant Saïd Taghmaoui, qui a connu le succès dès son premier long-métrage a préféré quitter la France pour partir aux Etats-Unis où il est devenu l'acteur français ayant le plus tourné à Hollywood depuis Maurice Chevalier. Rencontre avec un homme qui a changé son destin avec ses valeurs, son talent et… un cintre.

Un groupe de jeunes ados s'agglutine devant la sortie de secours d'un cinéma de la région parisienne. L'un d'entre eux sort de son sac ce qui a dû être un cintre. Il le passe dans l'interstice de la porte de sortie et l'ouvre avec le crochet. Ça marche. Ses 15 potes se précipitent dans la salle pour assister gratuitement à Rocky 3. Nous sommes au début des années 80, et parmi eux, se trouve Saïd. Saïd Taghmaoui. Il vient de découvrir deux passions : celle qui fera de lui un homme, la boxe et celle qui fera de lui un professionnel respecté, le cinéma.

"Je veux être le premier rebeu du ghetto français à gagner un Oscar”

30 ans ont passé. Une cinquantaine de films et beaucoup de coups de poing dans les sacs de frappes aussi. Saïd Taghmaoui est un peu en retard et s'en excuse. Politesse rare chez les artistes. On connaissait l'acteur, on découvre l'homme. C'est un tourbillon. Saïd Taghmaoui pose devant vous sa vérité, ses yeux noirs plantés dans les vôtres. Il touche le genou, il touche le bras, il serre le poing et fait des calembours. Et se nourrit d'aphorismes pour encadrer sa morale. Son fond d'écran d'ordinateur affiche : “Ne promets rien quand tu es heureux, ne répond rien quand tu es en colère et ne décide rien quand tu es triste”. Un plaisir à manier les bons mots des autres qui lui a donné un certain sens de la formule. Par exemple, il définit le métier d'acteur comme "une science inexacte basée sur le désir des autres”. Autre exemple, pour définir son ambition : “Je veux être le premier rebeu du ghetto français à gagner un Oscar”.

“Nous les cancres, quand on se met au travail, c'est sans répit”

S'il faut 10 secondes pour se rendre compte que l'homme est vif, il faut 10 minutes pour le savoir aussi écorché : “ce métier, c'est un mini-traumatisme permanent. Chaque rôle est une psychanalyse”. Pour lui et bien qu'il ait conquis Hollywood, acteur ce n'est pas que de l'art, c'est aussi de la contestation. Le poing serré, il affirme : “Il est important de garder une dimension militante”. Et pour appuyer son propos, il cite Cocteau  : “Les artistes qui ne se préoccupent pas des maux du monde sont des artistes qui ne m'intéressent pas”. “Je suis fan de Cocteau. Moi, c'est la culture qui m'a sauvé”. Une culture qu'il a été chercher tout seul, en autodidacte. “Nous les cancres, quand on se met au travail, c'est sans répit parce qu'on est convaincu du gouffre qui nous sépare des autres”.

“J'ai dû émigrer pour exister”

Ce gouffre, il va faire un grand pas pour l'enjamber dès son premier rôle dans un long-métrage, La Haine , de Mathieu Kassovitz avec Vincent Cassel qui reçoit le prix de la mise en scène à Cannes en 1994. Un coup d'essai transformé en coup de maître pour un film qui cumulait les handicaps pour réussir sur la Croisette : consacré à la banlieue, en noir et blanc, porté par un réalisateur et une triplette d'acteurs peu connus. De cette époque, Saïd garde une sensation : celle d'être “sur un tapis volant”. Et pourtant, alors qu'on peut imaginer le tremplin que représente un tel succès, il décide de tout lâcher et de presque recommencer de zéro en partant à Hollywood. Parce qu'il ne se sent pas désiré comme acteur en France : “j’aurai rêvé de faire ma petite vie ici. Mais qu’est ce que tu fais d’une meuf qui ne veut pas de toi ? Il faut mieux se barrer. J’ai du tout reconstruire”. C'est alors que ce fils d'immigrés marocains prend à son tour l'avion : “j'ai dû émigrer pour exister”. Exister, c'est d'abord devenir un acteur, un vrai : un qui “suscite un désir chez les réalisateurs diamétralement opposé à ce que dégage sa personne. Quand c’est le talent qui prend la place”.

“Un miracle qui me rassure sur mon talent universel”

C'est donc sûrement pour laisser la chance à son talent de s'épanouir que Saïd Taghmaoui est parti. Et pour s'expliquer, il convoque un mousquetaire : “J’adorerais jouer Aramis, ou un aristocrate français. Aux Etats-Unis, c'est le genre de truc possible. Ça marche, avec de l’imagination. On peut te faire jouer autre chose de ce que tu dégages physiquement”.

Une quinzaine d'années après son départ, Saïd Taghmaoui a réussi son pari. Il a joué avec les plus grands acteurs : George Clooney, Kate Winslet , Viggo Mortensen, Dustin Hoffman… a participé à une série culte, Lost (et bientôt Homeland). Il a partagé l'année dernière l'affiche avec Christian Bale, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence dans American Bluff. Il interprète le rôle principal de Linear , un film accompagnant la sortie de l'album No Line on The Horizon de U2 :  “encore un miracle qui me rassure sur mon talent universel”. Le New York Times dit de lui que c'est le Français qui a le plus tourné aux Etats-Unis depuis Maurice Chevalier. 

Cette réussite, Saïd s’en méfie comme s’il ne l’avait pas tout à fait apprivoisé : "le succès n’est pas compatible avec l’humain", tranche-t-il. Et le fait qu’on le reconnaisse dans la rue ? ˝La célébrité, je ne la prends pas au premier degré. Cela se quantifie, c’est important pour le prochain film mais le jour où tu vis à travers ça, tu meurs à travers ça˝.

Mark Wahlberg le “brother from another mother”

A l'ombre des lettres blanches géantes qui surplombent le Mont Lee à Los Angeles, Saïd Taghmaoui a aussi rencontré son “brother from another mother” comme il le dit en anglais de la rue, son frère d'une autre mère : un certain Mark Wahlberg … qui ne tarit pas d'éloge sur son pote français : “Je l'ai toujours trouvé énergique, humble et très drôle” dit-il de lui par mail à metronews : “Il met tout ce qu'il a dans tout ce qu'il fait et j'aime à titre personnel le voir sur un écran. Et le plus important de tout : je vois toujours le personnage qu'il joue avant de voir Saïd, l'ami. Des éloges que lance aussi le producteur Eric Weinstein, proche des deux acteurs : “Il connaît très bien le monde dans lequel on vit. J'aime être avec lui, dans une voiture, sur un plateau de tournage ou dans un restaurant à boire un bon Bordeaux. Il est toujours partant pour un morceau de rigolade”.

“Si tu baisses la garde, tu prends une droite”

Et c'est vrai que Saïd Taghmaoui fait souvent des blagues. Auxquelles il rit de bon cœur ajoutant “pas mal, celle-là, hein ?” dans un clin d'œil. Mais c'est tout un patchwork d'émotions dans lequel l'acteur se drape. Parfois, la mélancolie l'envahit et on sent que l'enfant d'Aulnay n'a pas toujours été sûr de son charisme. “J’ai appris à me regarder, à m’apprécier et à me respecter grâce à l’art”. Et aussi grâce au plus noble d'entre eux serait-on tenté d'ajouter. La boxe lui permet de s'entretenir “je suis un des acteurs français qui peut enlever la chemise”. Mais plus important que la dimension physique, Saïd Taghmaoui voit dans son sport une métaphore de la vie : “Si tu baisses ta garde, tu prends une droite(…) ce sport m’a apporté les valeurs de respect, de rigueur, et de discipline. Tout ce qui allait me constituer en tant qu’être humain (…) En boxe, tu ne peux pas tricher conclut-il. Avant d'ajouter : “En banlieue, tu n'as pas de structure. La boxe fait office de colonne vertébrale”.

“On est tous intégrés puisqu'on cotise pour la France”

Car Saïd Taghmaoui vient d'Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis. La banlieue parisienne donc où il est élevé par ses sœurs dans une famille nombreuse. Même s'il vit aux Etats-Unis, le natif de Villepinte garde un œil attentif sur ce qu'il se passe dans son pays. Il dit avoir “la responsabilité intellectuelle de tous les mecs qui [lui] ressemblent”, c’est-à-dire les enfants et petits enfants d'immigrés. Et à un problème avec le concept d'intégration, “une utopie française” : “On est tous intégrés puisqu'on cotise pour la France. Le problème, ce n'est pas l'intégration, c'est l'acceptation”. Même s'il concède qu'”il y a des connards partout”, il affirme : “on a essayé beaucoup de choses en banlieue mais on n'a jamais essayé l’amour”. Paroles d'un acteur révélé par La Haine.


Pierre BOHM

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