Avec Elles

"Quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes" : pourquoi "La Nuit du 12" vise si juste

Publié le 7 mars 2023 à 15h10, mis à jour le 7 mars 2023 à 15h48

Source : TF1 Info

Couronné par six César, le film de Dominik Moll s’inspire du meurtre d’une jeune femme en Seine-et-Marne en 2013.
À sa manière, ce polar interroge le sexisme ordinaire au cœur de la société française.
Ou comment la fiction donne un visage humain à une réalité statistique terrifiante, malgré la libération de la parole liée au mouvement #MeToo.

Dès les premières secondes de La Nuit du 12, le spectateur est prévenu. En voix-off, Yoan, le jeune flic incarné par le comédien Bastien Bouillon, explique que l’enquête policière qu’on va suivre fait partie des centaines d’affaires non-résolues chaque année en France. On se dit alors que Dominik Moll a sacrément confiance en ses effets de mise en scène pour "oser" un polar dont on connaît la fin à l’avance. Mais très vite, on comprend que l’essentiel est ailleurs. Et qu’en s’appropriant les codes du film de genre, le réalisateur entend porter notre regard sur un tout autre sujet : la réalité du sexisme ordinaire.

Si vous avez manqué le début, le film aux six César s’inspire d’un fait divers relaté par la romancière Pauline Guéna dans son livre-enquête, 18.3 : Une année à la PJ. Dans la nuit du 12 au 13 août 2013 à Lagny-sur-Marne, la jeune Maud Maréchal est brûlée vive à 900 mètres de chez elle, alors qu’elle rentre d’une soirée entre amis. Malgré plusieurs pistes qu’ils jugent crédibles, et la contribution active des médias nationaux, les enquêteurs n’ont toujours pas trouvé le meurtrier à ce jour. 

Est-ce qu’elle a couché ou est-ce qu’elle n’a pas couché ? Mais putain ça change quoi ? Elle n’a pas commis de crime !
La meilleure amie de la victime dans "La Nuit du 12"

Dans son film, Dominik Moll a déplacé l’intrigue à Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie, après avoir lui-même passé du temps en immersion auprès des inspecteurs de la PJ de Grenoble. Mais le mode opératoire du criminel est le même, aussi troublant que symbolique. "C’est toujours les femmes qu’on fait brûler", remarque d'emblée le vétéran Marceau, joué par Bouli Lanners, lors d’une discussion à bâtons rompus avec ses collègues, tous masculins. "À commencer par Jeanne d’Arc et toutes les sorcières. Les mecs, on les décapite, on les crucifie, on les fusille. Mais on ne les envoie pas droit au bucher."

Dès lors, La Nuit du 12 va s'employer à "déconstruire" tous les comportements sexistes qui caractérisent les protagonistes de l'affaire. Les suspects bien sûr, avec notamment le texte d'une chanson en forme d’appel au meurtre, écrite par un rappeur que fréquentait Clara. Mais aussi les policiers eux-mêmes, enfermés dans des a priori qui les dépassent. Ainsi, dans l’une des scènes les plus édifiantes du film, la meilleure amie de la victime, jouée par Pauline Serieys, s’émeut de l’insistance de Yoan à lui poser des questions sur la vie sexuelle de cette dernière.

Pauline Serieys et Bastien Bouillon dans "La Nuit du 12".
Pauline Serieys et Bastien Bouillon dans "La Nuit du 12". - Haut et Court

"Est-ce qu’elle a couché ou est-ce qu’elle n’a pas couché ? Mais putain ça change quoi ? Elle n’a pas commis de crime !", lui lance-t-elle, bouleversée. "Personne ne dit ça", répond le flic, bien mal à l'aise. "Personne ne dit ça. Mais vous dites qu’elle couchait avec tout le monde. Et vous me demandez si elle n’y est pas un tout petit peu pour quelque chose", rétorque la jeune femme. "Et moi je vous réponds. Vous voulez savoir pourquoi elle s’est fait tuer ? Parce que c’était une fille."

Comme si #MeToo n'avait rien changé

À cet instant très précis, La Nuit du 12 met sur la table, sans le prononcer, un terme encore récent dans le vocabulaire collectif : le féminicide. "Meurtre d’une femme ou d’une jeune fille, en raison de son appartenance au sexe féminin", écrit depuis 2021 – seulement -  le dictionnaire Larousse à propos de ce type de crime qui n’est pas toujours pas reconnu en tant que tel par le Code Pénal, malgré la mobilisation de longue date des associations.

Le film de Dominik Moll donne un visage à une réalité qu’on ne va pas manquer de rappeler à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, ce mercredi 8 mars. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, le nombre de féminicides a augmenté de 20% en France en 2021 par rapport à l’année précédente, avec 122 femmes tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint. Le site Féminicides.fr en recense 111 pour l’année 2022 et déjà 29 depuis le début de 2023.

Dans son rapport annuel sur l’état des lieux du sexisme en France, le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) souligne de son côté le manque de confiance des personnes interrogées à l’égard des pouvoirs publics pour lutter contre le sexisme, en dépit de libération de la parole liée à l’émergence du mouvement #MeToo. Il pointe également l’apparition de formes nouvelles de violences envers les femmes : harcèlement en ligne, barbarie de l’industrie pornographique, affirmation d’une sphère masculiniste et antiféministe…

Ce malaise profond, Yoann l’exprime dans le film lorsqu’il est convoqué dans le bureau d’une juge d’instruction, jouée par Anouk Grinberg, qui souhaite rouvrir l’enquête sur la mort de Clara plusieurs années après les faits. "Ce qui m’a rendu dingue, c’est que tous les types qu’on a entendu auraient pu le faire", avoue le jeune inspecteur, désabusé.  "J’ai la conviction que si on ne trouve pas l’assassin, c’est parce que ce sont tous les hommes qui ont tué Clara", poursuit-il avant de conclure : "C’est quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes". À défaut de réponses, La Nuit du 12 pose les bonnes questions.


Jérôme VERMELIN

Tout
TF1 Info