RÉVOLUTION PERMANENTE - Le télétravail s'est imposé de force dans le quotidien des entreprises au printemps dernier. Cette pratique, toujours recommandée par le gouvernement pour enrayer l'épidémie, survivra-t-elle à la crise sanitaire ?
Il y a un an, ni une, ni deux, les salariés désertaient leur lieu de travail. Après l'annonce du gouvernement de confiner le pays face à l'arrivée meurtrière d'un virus chinois, ceux qui le pouvaient sont partis avec leur ordinateur sous le bras pour continuer à travailler à distance. Il est maintenant possible de tirer quelques enseignements de l'année écoulée de télétravail. Si de réels bénéfices émergent, des effets délétères méritent d'être corrigés afin de laisser place à une nouvelle manière d'appréhender le travail, souligne la sociologue du travail Aurélie Jeantet qui a répondu aux questions de LCI.
En quoi la crise sanitaire a-t-elle bouleversé la sphère professionnelle ?
Aurélie Jeantet - C’est difficile d’avoir un discours englobant, car toutes les catégories de travailleurs n’ont pas été impactées de la même manière, mais les conséquences économiques ont été dramatiques pour un grand nombre d'entre elles. Sur le marché du travail, les jeunes, les moins diplômés et les femmes, ont été les plus affectés par cette crise. La principale nouveauté réside dans la superposition de la sphère personnelle et professionnelle.
La France n’était pas préparée à ce passage massif et soudain au télétravail. Nous sommes un pays où la culture du présentéisme est très forte. Avant la crise du Covid-19, il y avait une coupure nette entre la vie privée et le travail. Mais depuis, les espaces et les temps se sont décloisonnés. On passe d'un espace à l'autre sans zone tampon. Les employeurs craignaient de ne plus avoir sous leur regard les salariés. Le désir de contrôle et la suspicion restent importants. Finalement, nous avons observé un gain de productivité à l’échelle individuelle depuis le début de l'épidémie grâce à une diminution de la fatigue, du stress. Nous nous apercevons que les salariés français sont plus performants qu’en temps normal.
Cependant, plus le temps passe, plus quelque chose fait défaut en entreprise sur le plan collectif. Jusqu’à présent, les salariés pouvaient tirer profit de leurs acquis en matière de cohésion et de débats. Mais à terme, le manque risque de se faire sentir et de nuire à l’efficacité. Car ils ont du mal à trouver de nouveaux espaces de discussion. Les réunions en visioconférence sont de plus en plus expéditives. Les temps informels, le langage non-verbal, les blagues dans l’open-space, l’entraide, sont devenus impossibles, mais restent indispensables à la viabilité d’une entreprise. Il y a une déperdition très importante à ce niveau-là. La privation de ces interactions quotidiennes peut conduire à une perte de sens, voire à une déréalisation chez les salariés. Or, ils en ont besoin, ils se construisent aussi à travers le regard des autres, à travers l’image qu'ils renvoient aux autres.
Il faut recréer des espaces pour qu'une intelligence collective se déploie.
Aurélie Jeantet, sociologue du travail
Quelle nouvelle forme de travail pourrait se mettre en place à l’issue de la crise ?
Lorsque les conditions sanitaires le permettront, des formes hybrides de travail verront le jour. Les salariés iront quelques jours en entreprise et travailleront le reste de la semaine chez eux, ce qui commence à être déjà le cas dans certaines entreprises. Ce n’est pas que le tout-distanciel n’est pas possible, mais pour que tout le monde maintienne un équilibre tant sur le plan individuel que collectif, il faut inventer de nouvelles régulations. Pour cela, il faut mettre en balance ce qu’on a gagné pendant la crise sanitaire et ce qu’on a perdu afin de conserver ce qui a fonctionné et d’améliorer ce qui a fait défaut. Il faut recréer des espaces pour qu’une intelligence collective se déploie et repenser les modèles de réunion, qui étaient chronophages, mais pas forcément efficaces. Les salariés qui auront le plus besoin de ce retour en présentiel sont les nouveaux. Ils ont besoin d’une vie professionnelle pour s’intégrer, connaître la culture d’entreprise. De plus, étant en début de carrière, ce sont eux qui travaillent dans de moins bonnes conditions matérielles (logement exigu, sans pièce dévolue au bureau).
Cette forme de travail hybride présente-t-elle des risques ?
Oui, la réduction de la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle peut augmenter les risques psychosociaux, malgré les avantages qu'elle présente. Nous n’avons pas remarqué de nouvelles pathologies au cours de cette première année de crise sanitaire, mais dans certains métiers, il y a eu une accentuation du nombre de burn-out à cause d'une surcharge mentale. La crise s’est engouffrée dans certains facteurs de vulnérabilité dont la solitude fait partie. Les zones tampons pour décompresser ont disparu. Il n’y a plus les temps de pause imposés par le rythme collectif - prendre un café, déjeuner à l’extérieur - ou imposés par les temps de trajets du travail au domicile. Désormais, les salariés sont dans des tunnels de travail qui n’en finissent pas ou qui sont interrompus par des nécessités de la vie courante.
L’autre phénomène qui a accentué cette augmentation du nombre de burn-out, c’est le surcroit de tâches à réaliser à la maison en plus du travail (les repas le midi, le suivi des cours des enfants). C'est la raison pour laquelle les parents sont les travailleurs qui ont vu leur indicateur de bien-être se dégrader le plus. Ces derniers ont plus été entrecoupés dans leur travail, n’ont pas pu assister à toutes les réunions virtuelles. Nous ne savons pas encore si cela aura un impact sur la vitesse de promotion au sein de l’entreprise, sur les écarts de salaires, les positions d’encadrement. En tout cas, ils ont eu un sentiment fort de culpabilité.
Les salariés vont être plus unifiés d'un point de vue identitaire.
Aurélie Jeantet, sociologue du travail
De plus, cette porosité modifie les relations avec les proches. Cela peut assouplir certaines contraintes, mais en même temps, c'est très compliqué, car les salariés deviennent des "travailleurs à la maison". Les relations avec les proches se réduisent aux interstices laissées par le travail. Il y a une omniprésence du travail à la maison et les proches deviennent ceux qui perturbent le travail. Par conséquence, les relations peuvent se détériorer. Il y a des réaménagements à opérer dans les rapports qu'ils entretiennent avec eux. Ils ne pourront plus scinder leur "soi professionnel" et la façon dont ils se comportent dans le cadre privé. Ils doivent mesurer leurs paroles et leurs actes, car ils peuvent avoir des conséquences plus importantes. Ils ne peuvent plus être cyniques ou dans le déni. Ils doivent être responsables de leurs décisions, quelle que soit la sphère où elles s’appliquent. Ils vont devoir être plus unifiés, plus cohérents d’un point de vue identitaire. Ils pourraient avoir besoin d’être accompagnés là-dessus car c’est toute une construction identitaire à rebâtir. Cela peut être difficile et risqué pour certains.
Ce premier bilan remet au goût du jour la question du droit à la déconnexion...
Oui, car désormais, il n’y a plus du tout de limites spatiales et temporelles. Depuis plusieurs années, les nouvelles technologies de l’information s’immiscent dans la vie privée des salariés. Ils ont de plus en plus le fil à la patte avec le smartphone qui leur permet de consulter leurs mails le week-end ou l’ordinateur qui leur permet de finir un dossier le soir. Et cette tendance s’est renforcée avec le télétravail. Désormais ce n’est plus l’exception, c’est la norme. Les entreprises vont devoir réguler le paradoxe auquel se confrontent actuellement les salariés, entre droit à la déconnexion et injonction à la réactivité.
Est-ce la première fois en France que la sphère privée et professionnelle fusionnent ?
Non, cette séparation entre les deux n’a pas toujours existé. C’est très intéressant d’expérimenter à nouveau l'effacement des frontières, artificielles et conjoncturelles, entre la sphère privée et la sphère professionnelle dans nos sociétés occidentales. C’est le modèle qui dominait avant l’industrialisation en Europe avec les nombreux paysans et artisans. L’atelier était chez soi ou en bas de chez soi. Tout était complètement mêlé et c’est toujours le cas dans de nombreux pays du monde où le travail agricole est toujours très présent. On ne va pas revenir en arrière, la forme sera différente en 2021.
Ce bouleversement des pratiques professionnelles remet sur le devant de la scène des sujets importants comme la question du "care". Cette notion de "prendre soin" de soi, des autres et de la planète, était réservée à la sphère personnelle jusqu'à présent. Mais désormais, ce concept pourrait irriguer la sphère professionnelle. Les salariés pourraient être amenés à porter davantage d’attention à leurs collègues, presque comme ils le feraient avec leurs enfants. Certes, pour l'instant, c’est compliqué à distance. Mais le télétravail ne va pas durer éternellement. Dès que les salariés se reverront sur leur lieu de travail, les moments seront probablement moins nombreux mais plus qualitatifs.
Sur le plan émotionnel et éthique, il y a un intérêt important à ne pas scinder les espaces personnels et professionnels. Ce changement peut créer une dynamique nouvelle, loin des relations très professionnelles, standardisées, que nous connaissons depuis des décennies. Ce retour plus traditionnel au travail pourrait apportait une dimension plus humaine.
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