Génération "boomerang" : qui sont les "Tanguy" de 2019 ?

Publié le 10 avril 2019 à 12h37, mis à jour le 10 avril 2019 à 12h44

Source : JT 20h WE

FILM SOCIÉTAL - Du premier (2001) au second "Tanguy" (2019) d'Etienne Chatiliez, presque vingt ans se sont écoulés et ce personnage emblématique d'un phénomène social a évolué de grand enfant stagnant chez ses parents à adulte revenant chez eux. Comment sommes-nous passés d'une génération "Tanguy" à une génération "boomerang" ? Deux sociologues nous éclairent.

En 2019, Tanguy a 44 ans et il revient chez ses parents avec sa fille sous le bras. Catastrophés de voir leur "tout-petit" dans cette situation, les personnages incarnés par Sabine Azéma et André Dussolier font tout pour lui redonner goût à la vie, sans réaliser que ce faisant, il recommence à se sentir bien chez eux. Comme dans le premier volet, en somme. C'est le postulat de base de "Tanguy, le retour", en salles ce mercredi. La suite du film d'Etienne Chatiliez, succès commercial de 2001 (4,3 millions d'entrées sur le sol français) qui a mis en lumière la "génération Tanguy", ces jeunes adultes peu pressés de quitter le nid familial. 

D'après Rémy Oudghiri, auteur de "Ces adultes qui ne grandiront jamais" (éditions Arkhê), le premier film a traduit trois évolutions sociétales majeures : un accès plus difficile à l’indépendance financière, une moindre opposition entre les générations, avec des enfants "qui s’entendent bien avec leurs parents eux-mêmes ouverts d’esprit", et l'envie de rester jeune le plus longtemps possible. "Avec la génération 'Tanguy', développe-t-il, il s'agit de faire durer l’âge des possibles, de préserver une liberté d’action sans s’engager dans un cadre : un couple, un logement à soi, une carrière. On reste chez ses parents pour ne pas assumer de responsabilités." Soit, selon le sociologue Claude Martin également contacté par LCI, "une génération autonome du point de vue de sa capacité à décider pour elle-même, mais encore très soumise aux désirs et aux inquiétudes des parents, qui les incitent à faire ce qu’ils estiment être les bons choix, entendez des choix sûrs, sans risque." Dix-huit ans plus tard, ce phénomène a-t-il disparu ? Pas du tout : il perdure, voire augmente.

De plus en plus de Tanguy

Selon une étude de l'Insee publiée en 2018, 46% des jeunes de 18 à 29 ans habitent chez leurs parents en France, soit une augmentation de 1,4 point depuis 2001. Entre 18 et 24 ans, deux jeunes sur trois (65%) sont dans ce cas, et ils sont encore un sur cinq (20%) entre 25 et 29 ans. Plus de "Tanguy" en 2019 ? Le sociologue Claude Martin l'explique par le maintien obligé des jeunes chez les parents : "Depuis la crise financière de 2008-2010, l’écart de ressources et de revenus entre les générations a considérablement augmenté, les jeunes étant désormais bien davantage confrontés à la pauvreté que les retraités. La situation est telle que les parents qui en ont la possibilité semblent obligés d’investir de plus en plus de ressources pour leurs enfants qui font face à des difficultés économiques et sociales croissantes lors de leur transition vers l’âge adulte". Une tendance qualifiée par le sociologue d’"intensive parenting" (soit "une parentalité plus intensive"). 

Ainsi, l'idée dominante veut que les familles protègent les enfants, même si la quasi-totalité des parents n’ont évidemment pas les mêmes ressources pour le faire : "Les familles sont supposées 'avoir le choix' de soutenir plus ou moins la nouvelle génération, mais en fait, elles sont surtout sommées de faire face aux risques en jeu, avec pour conséquence d’accroître les inégalités entre les ménages et les jeunes", note Claude Martin.

Avec la crise qui fragilise les plus vulnérables économiquement, ce retour au bercail prend de l’ampleur.
Claude Martin, sociologue

Autre point abordé par l'étude : parmi les 25-29 ans, un jeune sur cinq est parti puis revenu, un sur quatre après 30 ans. De quoi dessiner les contours des nouveaux Tanguy, la génération "boomerang" dont traite ouvertement "Tanguy, le retour" : ces adultes qui, après une rupture, un licenciement ou encore lors d'une reconversion professionnelle, retournent vivre chez leurs parents. En d'autres termes, ils sont parvenus à voler de leurs propres ailes mais ont été contraints de revenir au bercail. Un phénomène en expansion puisqu'il ne touchait que 8% des 24-35 ans en 2006 et 11% en 2011. 

Génération boomerang

Entre les années 1970 et 1990, le retour des jeunes au sein du foyer familial était considéré comme aberrant et anormal, assimilé à de la paresse et au syndrome de Peter Pan. Pourtant, cette "génération boomerang", le sociologue Claude Martin nous dit en avoir noté les prémisses dès les années 1980 lorsqu'il étudiait le phénomène des mères en situation monoparentale obligées de revenir chez leurs parents avec leur enfant suite à une rupture". Aujourd'hui, note-t-il, "avec la crise qui fragilise les plus vulnérables économiquement, ce retour au bercail prend de l’ampleur et ne concerne plus, loin s’en faut, que les femmes, mais aussi des hommes sans ressources suffisantes pour se maintenir dans leur logement, et plus seulement des jeunes adultes mais également des quarantenaires." 

Un phénomène de moins en moins marginal, donc, les familles accueillant aujourd'hui leurs enfants sans hésitation ni négociation, conscientes d'une part des problèmes financiers qu'ils rencontrent (fin des études, séparation, chômage…), et d'autre part de leur besoin de réconfort affectif (rupture, sentiment de solitude, changement de voie…). Selon Claude Martin, l'un des facteurs expliquant cette mansuétude des "baby-boomeurs" repose en grande partie sur le fait que ce qui marquait le passage à l’âge adulte à leur époque, à savoir l’accès au premier emploi, à la sexualité, à la vie de couple et à un logement indépendant, se révèle bien moins évident aujourd'hui : "Nombre de jeunes commencent leurs premières expériences sexuelles chez leurs parents. Les premiers couples s’officialisent chez eux. Puis, ils prennent leur indépendance en acquérant un logement indépendant. Mais en cas d’échec, ils reviennent chez les parents, d’où l’idée de 'génération yoyo'." 

C'est le cas de David qui, suite à une rupture sentimentale brutale et douloureuse, avait confié à LCI il y a deux ans, alors qu'il approchait de la quarantaine, avoir été mis à la porte du domicile conjugal, sans autre option que d'aller frapper à la porte de ses parents qu'il avait quittés près de 20 ans plus tôt : "J'ai senti que l'accueil était contraint et à contrecœur, notamment de la part de ma mère qui semblait m'en vouloir de revenir chez elle après avoir échoué dans mon couple", nous racontait-il, qualifiant de "pénible" cette situation ayant duré six mois. "J'avais droit à beaucoup de réflexions. Si jamais je rentrais trop tard du travail et qu'ils avaient quelque chose de prévu, il fallait que j'attende leur retour car ils ne voulaient pas me donner la clé (...). L'ambiance restait tendue dans le pavillon familial, et la communication pour ainsi dire inexistante. Des conditions peu favorables à une reconstruction." 

L’idée que l’on devient adulte de façon définitive n’est plus d’actualité
Rémy Oudghiri, sociologue

Si la crise fait rage, Rémy Oudghiri affirme que la manière nouvelle dont nous entrons dans le monde adulte explique elle aussi en partie ce phénomène : "Le fait le plus frappant est que les jeunes d’aujourd’hui disposent d’outils d’émancipation et d’autonomie plus tôt que les générations précédentes. Pourtant, ils assument les rôles d’adulte (formation d’un couple, union civile ou mariage, premier enfant...) beaucoup plus tard. Le statut d’adulte est donc en train de changer. Avec le phénomène 'Tanguy', l’idée que l’on devient adulte de façon définitive n’est plus d’actualité. On peut aujourd’hui devenir adulte et rester chez ses parents, ou même revenir chez ses parents et 'redevenir' un jeune."


Romain LE VERN

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