Laïcité à l'école : "Ce qui s'est aggravé, c'est l'ampleur des dérives", analyse Jean-Pierre Obin

David de Araujo & Hamza Hizzir
Publié le 19 octobre 2020 à 18h28, mis à jour le 19 octobre 2020 à 18h42

Source : JT 13h Semaine

INTERVIEW - Quinze ans après avoir donné l'alerte dans un rapport consacré aux atteintes à la laïcité en classe, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Education nationale à la retraite, répond aux questions de TF1.

Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école. C'est le titre de l'ouvrage paru le 2 septembre dernier aux éditions Hermann, soit un peu plus de deux mois avant l'assassinat de Samuel Paty, vendredi 16 octobre, pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet. L'auteur de ce livre, Jean-Pierre Obin, avait cependant déjà sonné l'alarme quinze ans plus tôt. Cet inspecteur général de l'Education nationale, aujourd'hui à la retraite, avait publié un rapport dès 2004 sur les atteintes à la laïcité en classe, resté, selon lui, lettre morte jusqu'à récemment.  Symbole du déni général qu'il ne cesse de dénoncer depuis. Entretien.

"Aujourd'hui, l'école primaire est concernée par près de 40% des incidents"

Quel constat aviez-vous fait dans votre rapport en 2004 ?

C'était un rapport d'inspection académique, sur la base d'observations menées dans une soixantaine d'établissements répartis sur tout le territoire. Nous avions observé un certain nombre de dérives : contestation d'un certain nombre de disciplines, d'auteurs, par exemple en littérature, mais aussi de la théorie de l'évolution. En histoire-géographie, c'était tout ce qui touche au Proche-Orient, aux guerres coloniales ou de religions. Et puis nous avions observé de très nombreuses transgressions de la vie scolaire, les violences sur les filles, la contestation de la composition des repas à la cantine, les fêtes religieuses, etc. 

Qu'est-ce qui a changé en 16 ans ? 

La nature de ces dérives n'a pas changé. Ce qui s'est aggravé, c'est leur ampleur.  Ce ne sont plus quelques dizaines d'établissements qui sont concernés, mais un nombre beaucoup plus grand. Par ailleurs, en 2004, il y avait très peu de transgressions à l'école primaire, quand aujourd'hui, d'après les remontées du ministère, 40% des incidents s'y déroule. Enfin, il y a quinze ans, les auteurs de ces incidents étaient majoritairement des élèves. Aujourd'hui, ils ne représentent plus que 57% des cas tandis que beaucoup de parents, notamment à l'école primaire, sont à l'origine. Et puis, chose beaucoup plus inquiétante pour moi, 12% des auteurs de ces incidents sont aujourd'hui des personnels de l'Education nationale. 

Le gouvernement actuel n'a-t-il pas pris le problème à bras-le-corps ?

En 2004, un certain nombre de compromis avaient été passés pour 'gérer ces incidents'. Aujourd'hui, le discours ministériel est beaucoup plus clair. Jean-Michel Blanquer a par exemple dit au recteur : "On ne fait plus semblant de ne pas voir." Ceci dit, la culture de l'institution est quand même... disons, pour le moins une culture de la discrétion, sinon du silence. Tout le monde se souvient du hashtag #PasDeVagues... Il y avait eu à l'époque une tribune écrite par ces professeurs qui ne se sentaient pas soutenus par leur hiérarchie, lorsqu'ils étaient l'objet de violences de la part d'élèves. C'est une culture fortement imprégnée dans l'institution et je crois qu'il faudra un peu plus qu'un discours d'un ministre, aussi convaincant soit-il, pour la changer. 

Qu'est-il advenu de votre rapport après sa publication ?

Il avait été enterré par le ministre de l'époque, qui était François Fillon. Et puis son successeur, Gilles de Robien, avait déclaré qu'il était caduc. Il était resté enterré jusqu'aux attentats de janvier 2015 avant d'être exhumé par un Premier ministre, Manuel Valls, qui avait, lui, déclaré que ce rapport faisait état d'incidents graves, et que les choses ne semblaient pas avoir changé. Nous venions alors d'apprendre que les moments de recueillement, après les attentats de Charlie et de l'Hyper Cacher, avaient été troublés par des élèves qui avaient pris fait et cause pour les assassins. Ce qui faisait écho au contenu de notre rapport, reportant des incidents similaires après les attentats de New York et de Madrid dans des salles de classe. Mais en 2015, cela avait beaucoup plus choqué l'opinion publique.

37% des enseignants, de la maternelle au lycée, déclarent s'être auto-censurés. Et si on prend les zones d'éducation prioritaire, c'est 53%.
Jean-Pierre Obin citant un sondage Ifop (2018)

Qu'est-ce qui a été mis en place depuis 2004 ?

Deux choses. La première, c'est que Jean-Michel Blanquer a mis au point un dispositif, centré sur les académies, qui implique, autour d'un référent laïcité, plusieurs dizaines de formateurs qui sont là pour aider les enseignants en difficulté, et les former. La seconde différence, c'est qu'on a désormais une vision beaucoup plus claire des natures et de l'ampleur des dérives, par des études scientifiques, des sondages aussi, qui renseignent bien mieux qu'en 2004 sur ce qu'il se passe dans les classes. Sous couvert d'anonymat, les professeurs expriment beaucoup plus de choses que lorsqu'ils doivent les résoudre par eux-mêmes ou les signaler. Dans un sondage de l'Ifop de 2018, 37% des enseignants, de la maternelle au lycée, déclarent s'être auto-censurés. Ce chiffre est considérable. Et si on prend les zones d'éducation prioritaire, c'est 53%. Une majorité. Eh bien ceci, par définition, passe sous les radars du ministère.

"Maintenant, non seulement on sait, mais on dit qu'on sait"

Qu'est-ce qui a changé selon vous depuis les attentats de 2015 ?

Beaucoup de choses, parce qu'on ne peut plus faire semblant d'ignorer ce qu'il se passe. Jean-Michel Blanquer, en arrivant au ministère en 2017, était très au fait de ces dérives et a pris le taureau par les cornes. En termes de connaissances et de reconnaissance, nous avons avancé : non seulement on sait, mais on dit qu'on sait. On n'ignore plus ces difficultés. Être en mesure de traiter ces problèmes, en revanche, c'est une autre affaire.

A quoi sert le Conseil des sages de la laïcité, mis en place par le ministère de l'Education nationale ?

Il a une vue générale sur toutes les productions du ministère. En particulier, il a mis au point deux guides pratiques pour les enseignants et les chefs d'établissement. L'un qui concerne les incidents liés à la laïcité, l'autre sur les incidents liés au racisme et à l'antisémitisme. Ils sont très concrètement utiles parce qu'ils donnent, pour chaque type d'incidents, l'état du droit et des conseils sur ce qu'il convient de faire. En plus, le Conseil des sages anime le réseaux des référents laïcité des différentes académies, et forment les formateurs de ces réseaux. Il sert donc bien à quelque chose (rires).

Si l'on vous suit, il reste encore beaucoup de chemin...

Oui, l'état des lieux est assez dramatique. D'après le sondage de 2018 que je citais, 6% des enseignants ont reçu une formation à la laïcité. Et concernant les jeunes enseignants, en cours de formation dans les universités, un quart d'entre eux seulement a eu un cours sur la laïcité. Leur jugement est d'ailleurs terrible puisque 50% d'entre eux considèrent ce cours comme de mauvaise ou très mauvaise qualité. 

Il reste donc encore un énorme effort à faire en matière de formation, qui devrait porter sur deux aspects. Le premier, c'est la connaissance du principe de laïcité, ce qu'il implique pour un fonctionnaire et plus particulièrement pour un professeur. Le dernier rapport remis au ministère sur ce sujet montre que la grande variété des conceptions de la laïcité est très nuisible à l'efficacité de l'école dans ce domaine. Le second, c'est de donner des compétences pratiques pour savoir réagir de manière pertinente lorsque les enseignants se retrouvent face une transgression. Qu'elle soit provoquée par des élèves, des parents ou d'autres personnes.


David de Araujo & Hamza Hizzir

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