Budget 2020 : "Il vaut mieux s'endetter aujourd'hui pour protéger le climat et dépenser beaucoup moins demain"

Propos recueillis par Matthieu Jublin
Publié le 8 novembre 2019 à 18h58
Budget 2020 : "Il vaut mieux s'endetter aujourd'hui pour protéger le climat et dépenser beaucoup moins demain"
Source : THOMAS SAMSON / AFP

BUDGET 2020 - Le budget de la France pour 2020, actuellement en discussion à l'Assemblée, est-il assez vert ? Pas pour l'économiste Alain Grandjean, membre du Haut conseil pour le climat et président de la Fondation Nicolas Hulot, interrogé par LCI.

Après le "virage écologique" annoncé par l'exécutif, le budget 2020 va-t-il permettre de véritablement lutter contre le réchauffement climatique ? Alors que le projet de loi de finances pour 2020 est examiné par le Parlement, le gouvernement défend ses mesures écologiques : hausse des aides à l'agriculture bio, "verdissement" de la prime à la conversion, nouvelle prime remplaçant le crédit d'impôt pour la transition énergétique, etc. Mais est-ce suffisant ? LCI a posé la question à Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas Hulot et membre du Haut conseil pour le climat, créé en 2019. L'économiste explique pourquoi, selon lui, le compte n'y est pas, et à quoi ressemblerait un véritable "budget vert".

LCI : Vous parlez du budget comme d'un "moment de vérité". Pensez-vous que le budget 2020 est plus vert que jamais, comme s'en félicite le gouvernement ?

Alain Grandjean : Si la question est de savoir si on en fait assez, la réponse est non. Imaginez que vous deviez faire un régime pour perdre 50 kilos, et que vous vous félicitez de manger 20 grammes en moins par semaine... C'est bien mais c'est très insuffisant ! Et ce n'est pas moi qui le dit, ce sont les calculs effectués notamment par l'Institut pour l'économie du climat (I4CE), qui montrent qu'on n'investit pas assez.

Pour moi, il manque entre 10 et 20 milliards d'investissement public par an
Alain Grandjean

Combien manque-t-il pour un véritable budget vert, et pour faire quoi en priorité ?

Pour moi, il manque entre 10 et 20 milliards d'investissement public par an. Pour faire quoi ? D'abord de la rénovation énergétique des bâtiments et des infrastructures de mobilités bas-carbone. Prenons l'exemple des pistes cyclables : si je ne prends pas le vélo à Paris, c'est parce que j'ai peur. Il faut donc sécuriser les pistes cyclables, ce qui passe par des dépenses d'infrastructures. Ensuite, il y a l'enjeu de l'agriculture. La dépense publique doit permettre de faire de l'accompagnement et de la restructuration de dette, comme au temps du Farm Act de Roosvelt, aux États-Unis. Aujourd'hui aussi, l'endettement des agriculteurs est généralisé en France et en Europe. Or, quand les paysans sont endettés, ils ne peuvent pas rembourser autrement qu'en suivant le modèle de production qu'on leur a imposé. C'est pour ça que les transitions sont dures ! Il faut plusieurs années pour passer au bio, donc il faut des aides sur la table.

La France a intérêt à s'endetter car le coût futur de la lutte contre le réchauffement climatique sera bien supérieur à ce qu'il faut dépenser maintenant
Alain Grandjean

Pour vous, la transition écologique dépend aussi de l'investissement privé. Par où commencer pour que les entreprises et les ménages dépensent plus "vert" ?

Oui, je ne veux pas faire croire que la solution ne réside que dans l'investissement public, même s'il faut qu'il augmente. Les chiffres d'I4CE montrent qu'il manque autant d'investissement privé que public. Côté privé, les grosses dépenses d'investissement sont l'habitat et la voiture, et les évolutions sont trop lentes dans ces domaines. Pour inciter les gens et les entreprises à investir pour la transition, il faut jouer sur deux leviers. D'abord le levier fiscal, en réduisant les subventions aux énergies fossiles et en augmentant le prix du carbone, même si c'est politiquement compliqué. Ensuite, il faut mettre des moyens pour accompagner les acteurs privés, sur le plan financier et sur le plan administratif. On en revient donc à l'investissement public.

Que répondez-vous à ceux qui s'inquiètent d'une hausse de l'endettement causée par ces investissements verts ?

Je leur réponds deux choses. Aujourd'hui, les taux d'intérêts auxquels emprunte l'état sont négatifs car la dette française est très désirée par les investisseurs, et ce ne sont pas des dingues : ils savent que la France ne risque pas de déposer le bilan. La France a donc intérêt à s'endetter maintenant, et elle a d'autant plus de raisons de le faire que le coût futur de la lutte contre le réchauffement climatique sera bien supérieur à ce qu'il faut dépenser maintenant. Il vaut mieux s'endetter un peu plus aujourd'hui pour dépenser beaucoup moins demain. En outre, ces dépenses permettront de relancer l'activité dans une Europe qui en a bien besoin, et de diminuer son déficit commercial en réduisant sa dépendance aux énergies fossiles (qu'on achète à l'étranger). Emmanuel Macron commence à le comprendre, comme le montre sa déclaration sur le dépassement de la règle européenne des 3% de déficit. Attendons de voir si cette déclaration sera suivie d'actes.

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Ne pas donner le sentiment que les impôts écologiques des pauvres financent les baisses d'impôts des riches
Alain Grandjean

L'idée d'un budget vert semble buter sur une impasse : les 10 à 20 milliards annuels de subventions aux énergies fossiles que vous avez évoqués. Comment s'y attaquer ?

Certains écologistes préconisent d'y mettre fin immédiatement. Mais le choc social et économique serait tel pour les secteurs concernés - agriculteurs, transporteurs, secteur aérien, etc - que je préfère une sortie négociée avec ces secteurs, donc avec des contreparties. C'est ce que fait le gouvernement avec la fin des subventions au diesel pour les engins de chantier. Il vaut mieux ça qu'une coûteuse crise politique comme celle des "gilets jaunes" ou des "bonnets rouges".

Autre obstacle : la taxe carbone, toujours gelée par le gouvernement. Pour qu'elle reparte à la hausse, comme vous le souhaitez, faut-il faire payer beaucoup plus les riches ?

Le problème de la taxe carbone, c'est d'abord celui de l'iniquité fiscale et de sa perception. Vu qu'Emmanuel Macron a choisi de débuter sa politique fiscale par la réforme de l'ISF, les gens ont nécessairement une impression d'injustice si la taxe carbone augmente ensuite, car ils raisonnent en prenant en compte toutes les taxes. Effectivement, la taxe carbone est anti-redistributive, car elle pèse plus sur le budget des plus modestes, mais d'autres prélèvements, comme l'impôt sur le revenu, sont, eux, redistributifs. Il faut donc s'en servir pour que l'ensemble de la politique fiscale soit perçue comme juste.

L'autre problème de la taxe carbone, c'est celui de la cohérence. On dit qu'elle sert à la transition écologique alors que d'autres mesures du gouvernement vont à l'encontre de l'environnement, ce qui entraîne une incompréhension. D'autant plus que les recettes de la taxe carbone ne servent pas qu'à financer des mesures environnementales. À la Fondation Nicolas Hulot, nous appelons à la création d'un "revenu climat" financé par la taxe carbone et utilisé uniquement pour la transition. Il faut de la simplification, de la cohérence, et ne pas donner le sentiment que les impôts écologiques des plus modestes financent les baisses d'impôts des riches. Au sein du Haut conseil pour le climat, nous sommes particulièrement attentif à cette cohérence d'ensemble.

Si on peut s'éloigner de la pensée budgétaire à l'oeuvre en France et en Europe, pour qui toute dépense est mauvaise et toute recette est bonne, c'est très bien
Alain Grandjean

Gérald Darmanin a promis un vrai budget vert pour 2021, avec de vrais indicateurs. Est-ce conforme à ce que vous demandez avec le Haut conseil pour le climat ?

À ce stade, ce n'est qu'une belle intention, mais je ne vais pas m'en plaindre. Si on peut s'éloigner de la pensée budgétaire à l'oeuvre en France et en Europe, pour qui toute dépense est mauvaise et toute recette est bonne, c'est très bien. Toutes les dépenses qu'on ne fait pas aujourd'hui pour le climat entraîneront des dépenses plus élevées plus tard.


Propos recueillis par Matthieu Jublin

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