Le chaos ukrainien, qui pose le problème de la dépendance de l'Europe aux énergies fossiles russes, peut-il déboucher sur une remise en cause de notre modèle énergétique toujours plus vorace ?Fabrice Bonnifet, président du C3D, le Collège des directeurs du développement durable, nous livre son édito.
Les événements dramatiques en Ukraine marqueront-ils un tournant de la géopolitique de l’énergie en Europe ? Les pays de l’Union possèdent en effet peu d’alternatives face aux pays exportateurs d’énergies fossiles dont nous dépendons (70% de l’approvisionnement européen). Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que les premières sanctions infligées à la Russie concernent presque tous les secteurs d’activités exceptés ceux de l’énergie précisément (43% du gaz importé par l’UE provient de Russie).
Aujourd’hui, c’est l’incertitude qui entoure l’issue de la guerre qui fait monter les prix, mais la pression de la demande sur une offre d’hydrocarbures désormais en déplétion explique également la tendance haussière. Le plus étonnant, c’est que l’on puisse encore s’en étonner. En effet, le pétrole mondial a passé son pic d’extraction depuis 2006 et celui du gaz a atteint un plateau préalable à son déclin. Dans ces conditions, difficile d’imaginer ni même souhaiter un retour à l’Anormal après la fin de la guerre. Oui, vous l'avez lu, il s’agit bien d’anormalité sur une planète en surchauffe que d’avoir besoin d’énergies fossiles pour fabriquer des engrais de synthèse pour nous nourrir ou encore pour produire de l’électricité, ou enfin pour faire rouler tout ce qui roule !
Sans sevrage radical et immédiat de notre addiction aux énergies fossiles, il deviendra tout simplement impossible de s'adapter au changement climatique
Fabrice Bonnifet
Quatre jours après le début de l’agression de Poutine contre l’Ukraine sortait le volet 2 du 6ème rapport du GIEC qui porte sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité des sociétés humaines et des écosystèmes au changement climatique. Le volet 1 à propos des bases scientifiques était sorti le 9 août dernier, en plein pendant les vacances d’été. Décidément, on pourra reprocher au GIEC son timing inapproprié. Accaparés par la couverture de la désolation de la population ukrainienne, les médias du monde entier ont une nouvelle fois omis d’expliquer le contenu de ce deuxième opus. Cependant, on a bien tort de ne pas prendre le temps de comprendre ce qui est train d’arriver à l’humanité. Les scientifiques du GIEC nous annoncent rien de moins qu’avec l’augmentation du réchauffement climatique dans les années à venir, les pertes et les dommages en tout domaine vont notablement augmenter. Et l’on ne pourra que se désoler de constater que les systèmes humains et naturels atteindront vite les limites de leur capacité d’adaptation. Bref, sans sevrage radical et immédiat de notre addiction aux énergies fossiles, il deviendra tout simplement impossible de s'adapter au changement climatique. Pour rappel, on ne parle pas d’un scénario de science-fiction, mais d’un fait scientifique. Dommage que ce genre d’info ne mérite pas plus d’attention en prime time.
En attendant, le déni l’emporte toujours sur la raison et les analystes à courte vue ne cessent d’énumérer les conséquences économiques "dévastatrices" de la guerre dues au renchérissement du coût des énergies et des matières premières. Mais quasiment aucun d’entre eux n’explique que le maintien du modèle énergétique qui supporte celui de notre société vorace en énergie sale est une tragédie pour notre avenir. Certes, pour les décideurs politiques, il est tendance de se préoccuper oralement du climat, mais à condition que rien ne change par ailleurs. Et pourtant la situation climatique planétaire décrite par le GIEC dans son rapport devrait nous inciter à agir. Dépendre encore longtemps du gaz et du pétrole russe, ou de tout autre Etat d’ailleurs, n’est ni tenable politiquement, ni souhaitable pour le climat, ni même physiquement réalisable, dès lors qu’on admet qu’il s’agit de ressources finies et ce, en dépit des "visionnaires" de la commission européenne qui considèrent le gaz "naturel" comme une énergie de transition au sens de la taxonomie verte. Encore une erreur historique, qui ne fait que prolonger notre soumission à la Russie, laquelle a beau jeu de jouer sur nos peurs du nucléaire, pour mieux faire apparaitre son "gentil" gaz comme encore plus indispensable…. au financement de leur armée.
Le Président Macron a dans sa dernière intervention évoqué la nécessité d’un retour à la souveraineté énergétique de l’Europe. C’est une bonne idée, mais il va falloir bien en expliquer les réelles conditions de faisabilité. Car non, ni les énergies renouvelables, ni le nucléaire ne permettront de compenser la fin des énergies fossiles et encore moins de faire perdurer une croissance infinie décorrélée des principaux facteurs de bien-être pour la population. Si l’Europe veut retrouver son indépendance alimentaire et énergétique, elle doit faire de la sobriété désirable et planifiée l’axe principal de sa politique industrielle. Force est de constater que ce sujet central est jusqu’à maintenant le grand absent des discours politiques. Cette proposition peut sembler aujourd’hui utopiste, mais elle va vite s’avérer indispensable si l’on veut à la fois adresser le sujet de la paix et de la démocratie, et celui du climat. Comprenons bien que les deux sont liés. Si finalement le chaos ukrainien aboutissait à une prise de conscience des Européens pour tendre vers cette perspective, cela validerait encore un peu plus la célèbre citation d’un des fondateurs de l’Union européenne, Jean Monnet : "Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise."