Ouverture des barrages à la concurrence : pourquoi la demande de Bruxelles suscite des craintes

par Matthieu JUBLIN
Publié le 8 mai 2019 à 17h23, mis à jour le 9 mai 2019 à 9h45
Ouverture des barrages à la concurrence : pourquoi la demande de Bruxelles suscite des craintes
Source : JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

ÉNERGIE - La Commission européenne veut que la France ouvre ses barrages hydroélectriques à la concurrence, car elle juge qu'EDF est en position dominante. Pour les opposants à ce projet, de tous bords, confier au privé la gestion de la première énergie renouvelable française comporte plusieurs risques.

Aussi symbolique que technique, le dossier de l'ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques connaît un fort regain d'intérêt depuis le début de la campagne des élections européennes. Et pour cause :  c'est la Commission européenne qui, en 2015, a mis en demeure la France pour qu'elle ouvre à la concurrence ses concessions hydroélectriques, jugeant EDF en position dominante. Pour des responsables de tous horizons, c'est une "privatisation" qui comporte de nombreux risques. Explications.

Que représente l'hydroélectricité en France ?

Les barrages hydroélectriques français sont la propriété de l'État à 100% et sont actuellement concédés en très grande majorité à EDF, qui détient environ 80% de la puissance installée, ainsi qu'à Engie (via la Compagnie nationale du Rhône et la Société hydroélectrique du Midi). En 2018, 12,4% de la production d'électricité française est issue de ces barrages, ce qui en fait de loin la première source d'énergie renouvelable. En outre, contrairement à l'électricité issue des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques, cette énergie peut être stockée, en gardant l'eau dans les lacs en altitude, et d'effectuer un lâcher de barrage quand la demande en électricité augmente.

De nombreux contrats de concession sur les barrages hydroélectriques, attribués pour la plupart sur une période allant jusqu'à 75 ans, sont déjà arrivés à échéance. D'autres le seront prochainement. D'ici 2023, ce seront 150 concessions, représentant 25 % de la production d'hydroélectricité en France, qui arriveront à échéance.

Que veut la Commission européenne ?

Depuis plus de 10 ans, la Commission européenne considère qu'EDF est en position dominante à cause du grand nombre de concessions qu'il possède. L'exécutif européen demande donc à ce que ces concessions fassent l'objet d’une mise en concurrence, comme l'exige l'article 106 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Il ne s'agit pas à proprement parler d'une privatisation, car les barrages resteraient propriété de l'État français, mais d'une concession signée avec des entreprises privées.

Mais ce projet de mise en concurrence n'est pas dû qu'à la Commission européenne. Il a été "rendu obligatoire par la perte du statut d’établissement public d’EDF en 2004", comme l'a précisé Marie-Noëlle Battistel, une députée PS opposée à l'ouverture à la concurrence, qui s'exprimait en mai 2018 devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée. Comme le rappelle Libération, cette loi de 2004 "avait transformé EDF, établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), en société anonyme contrôlée à 70% au moins par l’Etat. Il s’agissait d’un choix effectué par la France pour répondre à la libéralisation du marché de l’énergie demandée par l’Europe (même si la commission s’est défendue dans un communiqué d’avoir demandé la privatisation)."

Que veut le gouvernement ?

Après une première procédure d’infraction contre la France en 2006, le gouvernement s’est engagé en 2010 à lancer des appels d’offres pour dix barrages représentant 20 % de la puissance hydroélectrique française avant 2015, mais aucun n'a été effectué, poursuit Marie-Noëlle Battistel. Avec la loi de transition énergétique de 2015, le gouvernement tente de démêler la situation et de conserver légalement le caractère public des barrages, notamment en permettant une prolongation des concessions en échange de la réalisation de travaux sur les barrages. Mais la Commission européenne désapprouve et envoie à la France une mise en demeure en octobre 2015, estimant que la "position dominante d’EDF" est toujours effective.

"Les autorités françaises ont répondu par une note datée du 22 janvier 2018. Cette note n’a pas été rendue publique et j’ai été confrontée à des refus à chacune de mes demandes pour l’obtenir, affirme Marie-Noëlle Battistel. D’après les informations qui ont fuité, il semblerait que le gouvernement ait proposé de remettre totalement en concurrence des lots de 3 à 5 concessions, dont deux pourraient l’être dès 2018." Le contenu de cette note en question a effectivement été évoqué début 2018, dans Le Monde et Libération. En bref, les acteurs de l'hydroélectricité accusent le gouvernement d'avoir négocié dans le dos de tout le monde pour satisfaire la Commission.

Depuis le dossier semble en suspens. En mars 2019, voici ce que le ministère indiquait à Libération : "De nombreux échanges ont eu lieu avec la Commission européenne, notamment sous le précédent gouvernement, afin de parvenir à une mise en œuvre équilibrée de ces dispositifs. Un accord n’a pas encore pu être trouvé. Le gouvernement souhaite poursuivre les discussions dans le même état d’esprit, à savoir celui de la prise en compte de l’ensemble des enjeux et de l’intérêt public, pour aboutir à régler cette situation."

Ouvrir à la concurrence pour attirer des investissements privés ?

Les entreprises intéressées par l'ouverture (le Français Total, le Suédois Vattenfall, le Finlandais Fortum...) ont depuis fait valoir leurs arguments. Benjamin Thibault, directeur de Fortum en France, souligne par exemple que des investissements importants doivent être effectués sur les barrages. Mais aussi le système de redevances qui serait mis en place est différent de ce qui se fait pour les autoroutes : "L'Etat et les collectivités locales récupéreront une part très importante du revenu et donc ils seront associés à la performance", avance-t-il. 

Quant au ministre de la Transition écologique et solidaire, François de Rugy, il se prononce contre un statu quo. "Le fait que, pendant des années, on n'a rien renouvelé, rien investi, a été très néfaste au fonctionnement de nos barrages", affirmait-il début avril. "Nous pourrions aller jusqu'à 15% d'électricité d'origine hydraulique s'il y avait une meilleure gestion des barrages. Cela suppose des investissements. Le principe de la concession, c'est que celui qui l'obtient investit".  Et de conclure que, concernant la demande d'ouverture à la concurrence, "nous ferons les choses de façon ordonnée et en respectant le droit français et le droit européen".

Des opposants tous azimuts

Si le gouvernement a été contraint de s'exprimer sur ce dossier, c'est qu'il est mis sous pression par toutes les oppositions, et même certains membres de la majorité. Début avril, plus d'une centaine de députés de tous partis (PCF, LFI, PS, LR) ont demandé au gouvernement de s'opposer à l'ouverture à la concurrence, en plein débat sur la privatisation d'Aéroports de Paris. Même des députés LREM, comme Cédric Villani, ont pris position. Leur texte qualifie de "dangereuse et irrationnelle l'ouverture à la concurrence de ce secteur stratégique au plan économique, social et environnemental, qui s'adosse à un patrimoine financé de longue date par les Français et conservé en excellent état".

Selon ces élus, les opérateurs historiques, comme EDF, "sont les seuls à offrir aujourd'hui des garanties suffisantes en matière de gestion des risques sécuritaires, de soutien à l'économie et à l'emploi et de prise en compte effective de la diversité des usages de la ressource en eau". Plus récemment, les candidats aux élections européennes Nicolas Dupont-Aignan (DLF) et Yannick Jadot (EELV) ont dénoncé respectivement un "pillage des biens publics français" et une "privatisation".

Les arguments : souveraineté, coût de l'énergie, sécurité

Les arguments de ces opposants sont détaillés dans un rapport de 2013 des députés Marie-Noël Battistel et Eric Straumann, qui affirment que la mise en concurrence des concessions représente "un danger pour la sûreté des usagers et la sécurité d'approvisionnement" et risque d'entraîner "une hausse mécanique du prix de l’électricité pour les consommateurs".

Rentabilisés depuis bien longtemps, les barrages permettent en effet de produire l'électricité la moins chère de France (20 à 30€/MWh contre 35 à 46 pour le nucléaire, selon France Culture), sans rejet de gaz à effet de serre, et mobilisable à tout moment. Ces avantages permettent d'adapter en permanence l'offre à la demande et donc de faire "tenir" le système électrique français en lui évitant des déséquilibres.

Au niveau local, les barrages permettent aussi de réguler le débit d'eau pour éviter les pénuries d'eau potable aux populations en aval, optimiser l'irrigation agricole et éviter les crues. Ils permettent également d'approvisionner en eau certaines centrales nucléaires pour leur refroidissement. Des lacs de barrage sont aussi des bases de loisirs utiles au tourisme. Les détracteurs de l'ouverture à la concurrence se demandent si des acteurs privés auraient à cœur de préserver tous ces atouts qui ne sont pas directement profitables à l'exploitants du barrage.

Un exemple : les opposants craignent qu'un opérateur privé choisisse de ne pas retenir l'eau dans le barrage en hiver, afin de vendre plus d'électricité quand la demande est plus forte, quitte à ne plus pouvoir alimenter le fleuve en eau pendant l'été, quand l'électricité est moins chère (avec les risques que cela implique pour la faune et les activités humaine).


Matthieu JUBLIN

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