INTERVIEW - Le pays balte a développé une "e-administration" favorisant notamment le dialogue entre les habitants et leurs élus, tout en facilitant les démarches administratives. Comment l'Estonie en est-elle arrivée là ? LCI a posé la question à un spécialiste.
Les habitants de l’Estonie se rendront aux urnes ce dimanche 26 mai pour les Européennes. Après l’implosion de l’URSS, ce pays qui se rêve en Silicon Valley de la Baltique a concentré ses efforts sur les technologies du numérique, dont il est aujourd’hui un pionnier.
Pour en savoir plus, LCI a contacté Vincent Dautancourt, docteur en géopolitique, enseignant à l’Université Paris 8 et spécialiste du pays, où il a vécu durant plusieurs années.
LCI : On considère aujourd’hui l’Estonie comme le plus pays le connecté d’Europe. Comment cette petite nation a-t-elle réussi cet exploit ?
Vincent Dautancourt : Déjà sous l’occupation soviétique, l’Estonie avait une spécialisation dans les domaines de la cybernétique et de l’informatique. Dès les années 1970, des centres de recherche avaient été installés à Tallinn, la capitale. Cette pré-spécialisation a servi de base pour former une génération compétente d’ingénieurs et de mathématiciens. Cela s’est avérée très utile après l’indépendance.
LCI : Que s’est-il passé justement ensuite ?
Après l’implosion de l’URSS, l’Estonie est repartie de zéro pour reconstruire un Etat. Cela coïncidait avec la naissance de l’Internet grand public, au début des années 1990. Après le départ des Soviétiques, le pays, alors dirigé par des leaders politiques plutôt jeunes et sensibles aux problématiques autour des nouvelles technologies, a décidé d’investir massivement dans le domaine. Un pari sur l’avenir, dont le succès était loin d’être garanti à l’époque.
Dans la seconde moitié de la décennie, il a également mis en place une politique éducative afin de former les jeunes estoniens aux codes informatiques et aux technologies d’Internet. L’initiative publique a rapidement été suivie par le secteur privé. Les banques et les opérateurs télécoms ont alors notamment investi pour bâtir les infrastructures nécessaires au développement du secteur. Le meilleur est exemple de cette stratégie est le champion national Skype (ndlr : propriété de Microsoft depuis 2012).
Des lois pionnières dans la protection des données personnelles, dès la fin des années 1990, ont permis de faire accepter cette politique.
Vincent Dautancourt
LCI : A partir des années 2000, le projet majeur a été l’adoption d’une carte d’identité numérique. A quoi sert-elle ?
C’est un document avec un numéro d'identité unique, un peu comme celui qu'on trouve sur la carte vitale en France. Il permet aux Estoniens d’accéder à l’ensemble des services publics afin d'effectuer leurs démarches administratives. Quelque 95% d’entre eux payent par exemple leurs impôts en ligne. Cette carte dématérialisée permet aussi de s’identifier auprès d’acteurs privés pour les besoins du quotidien. Elle peut ainsi servir de carte de fidélité. Des lois pionnières dans la protection des données personnelles, dès la fin des années 1990, ont permis de faire accepter cette politique.
LCI : Depuis 2005, les Estoniens peuvent aussi voter par Internet à tous les scrutins, depuis n’importe quel endroit du monde…
A ce jour, c’est le seul pays européen à autoriser le vote électronique à distance, dont l’usage reste facultatif. Lors des Législatives de mars dernier (ndlr, marquées par l’entrée de l’extrême droite au gouvernement), plus d’un tiers des électeurs ont ainsi voté à l’aide de dispositifs électroniques (téléphone, ordinateur...).
Lire aussi
Accès à Internet : le Défenseur des droits alerte sur la fracture numérique
Lire aussi
Forfaits Navigo, tickets de métro : les titres de transport franciliens arrivent sur smartphone fin septembre
Lire aussi
L'UE y tient son sommet sur le numérique : l’Estonie, le paradis de l’e-administration qui fait rêver Edouard Philippe
LCI : Plus globalement, on parle souvent du modèle d’e-gouvernance estonien. Régulièrement, des délégations européennes viennent sur place pour s’en inspirer.
Depuis sept ans, la municipalité de Tartu, considérée comme la capitale culturelle, propose à ses habitants de décider comment investir une partie du budget de la Ville. Au printemps, ils soumettent leurs idées sur Internet. En fin d’année, ils votent en ligne pour les meilleurs projets, qui seront appliqués par la suite.
L’usage d’Internet, et plus globalement des services en ligne, sert pour un tas de choses de la vie quotidienne. Les ordonnances peuvent être renouvelées à distance par les médecins. Pour accéder aux archives ou à des documents administratifs, tout est disponible en ligne. Il est également possible, par le biais d’une application mobile, d’apposer une signature numérique officiellement reconnue sur tous les documents légaux, à l’exception des contrats de mariage et des emprunts immobiliers.
LCI : Quid des populations moins connectées ?
L’Estonie a essayé de faire en sorte que toutes les populations aient un accès facilité à ces technologies. Au-delà de la fracture générationnelle, elle a mis en place des politiques pour que les services de l’Etat soient accessibles sur tout le territoire. Des points d’accès dans les mairies et les postes permettent aux gens d’accéder à ces services, même dans les coins les plus reculés.
LCI : Le modèle estonien a cependant ses limites...
Aujourd’hui, le principal défi pour l’Estonie, un pays aussi petit que les Pays-Bas et dont la population ne dépasse pas celle de Lyon et son agglomération (1,3 million d’habitants), consiste à poursuivre sa montée en puissance. En dépit des efforts fournis en termes de formation, les entreprises peinent à recruter les ressources nécessaires à leur bon développement. L’Estonie est un endroit formidable pour faire germer ses idées. Cependant, cela reste difficile ensuite de faire véritablement grandir son entreprise et de passer le cap supérieur.