TikTok : "Au-delà du risque d’espionnage, l’autre crainte, c’est que la Chine manipule l’opinion publique"

Publié le 28 février 2023 à 19h46

Source : TF1 Info

Soupçonné d’être utilisée par Pékin à des fins d’espionnage, l’application est dans le collimateur de plusieurs pays.
La Maison Blanche a ordonné aux agences fédérales de bannir TikTok de leurs appareils sous 30 jours, le Danemark a lui aussi pris des mesures restrictives.
TF1info fait le point avec Fabrice Ebelpoin, professeur à Sciences Po et spécialiste des réseaux sociaux.

Summum du divertissement sur mobile ou outil d'espionnage et de propagande au service de Pékin ? En quelques années, le phénomène TikTok a ringardisé le monde des réseaux sociaux, mais plusieurs autorités étatiques veulent aujourd'hui limiter son influence. Avec plus d'un milliard d'utilisateurs actifs dans le monde, dont 125 millions rien que dans l’UE, l'ultrapopulaire plateforme de vidéos courtes et virales, détenue par l'entreprise chinoise ByteDance, est dans le collimateur des Occidentaux. Ces derniers craignent que Pékin l’utilise à des fins d’espionnage ou de déstabilisation. Emboitant le pas à la Maison Blanche, la Commission européenne a annoncé, la semaine dernière, qu’elle allait interdire l’usage de l’application sur les téléphones professionnels de son personnel afin de "protéger" l’institution. Le gouvernement canadien a fait de même en début de semaine, tout comme le Parlement danois ce mardi. 

Fabrice Ebelpoin, professeur à Science Po et spécialiste des réseaux sociaux, envisage les dangers potentiels et les dérives de l'application préférée des ados.  

Qu'est-il reproché à l’application TikTok et sur quoi reposent ces soupçons d’espionnage ?

Fabrice Ebelpoin : Il y a deux menaces qu’il convient de distinguer : la surveillance de masse des citoyens et l’influence sur les opinions publiques d’un côté, et le risque d’espionnage au sein d’organisations étatiques de l’autre. La première menace, c’est qu’on a vu à travers le scandale Cambridge Analytica. Cela consiste à collecter les données des utilisateurs à leur insu et dans un but bien précis : influencer le cours des événements, comme ce fut le cas en 2016 dans la campagne de Donald Trump. 

Là où ça devient plus grave, c’est quand on passe au mode espionnage. On a commencé à en parler dans les médias avec l’affaire Pegasus, ce logiciel israélien qui s’insère sur votre téléphone à votre insu et qui peut ensuite avoir accès à l’ensemble de vos données. On peut tout à fait imaginer que ce genre de logiciel soit inséré à l’intérieur d’une application comme TikTok et qui, du fait que vous l’ayez installé, puisse accéder à vos emails, vos échanges privés et tout un tas d’informations qui se trouvent sur votre téléphone. Absolument tout. Il est clair que si vous travaillez à la Commission européenne ou chez Airbus, c’est un énorme problème.

Un programme espion pourrait-il avoir été dissimulé dans TikTok, une application dédiée au divertissement en apparence sans danger? 

Fabrice Ebelpoin : A ce stade, il n’y a aucune preuve d'espionnage mais de gros soupçons et, de manière pragmatique, ces organisations étatiques préfèrent s'en prémunir avant d'en arriver là. D’autant qu’il n’y a pas vraiment de raisons de penser que les Chinois s’abstiendraient d’utiliser un tel dispositif, sachant les Américains, notamment, le font eux aussi. La différence, c’est que les États-Unis sont un allié stratégique de l’Europe, alors la Chine se positionne aujourd’hui de plus en plus dans le camp opposé au nôtre. D’où la crainte de tout un tas de gouvernements et son interdiction dans un certain nombre de sphères du pouvoir, en Europe comme ailleurs dans le monde. On ne peut pas prendre le risque de laisser aux Chinois un accès à l’ensemble des données se trouvant sur les téléphones de gens qui travaillent par ailleurs dans une organisation sensible. Cette précaution ne devrait pas se limiter aux politiques mais aussi à toute organisation sensible. C’est une mesure de sécurité, tout simplement.

TikTok est aussi accusé de collecter massivement les données des utilisateurs européens et de les transférer en Chine. En quoi cette collecte est-elle plus dangereuse que celle d'autres réseaux sociaux ? 

Fabrice Ebelpoin : Au-delà du risque d’espionnage, l’autre crainte, c’est que la Chine utilise TikTok pour manipuler l’opinion publique. On trouve des traces de ce genre de stratégie dès le début des années 2010. Les principaux acteurs sont les États-Unis et Israël, puis, les Russes sont arrivés dans le jeu et cela a abouti à l’affaire des trolls russes, lors de la présidentielle américaine de 2016. Il s'agit, avec la Chine, de données que TikTok récolte naturellement, au même titre que les autres plateformes, comme Facebook, Instagram ou encore Twitter, en théorie dans la limite de la réglementation européenne (RGPD). 

À partir des traces numériques que vous laissez derrière vous sur ces plateformes, on peut extrapoler une quantité incroyable d’informations sur vous. On parle de données comme votre positionnement politique, votre orientation sexuelle, votre religion ou encore votre état de santé....

Depuis 2020, TikTok fait partie des applications chinoises interdites en Inde. Cela fait suite à des affrontements meurtriers à la frontière entre les deux pays. New Delhi avait justifié sa décision par la défense de sa souveraineté, accusant TikTok d'avoir semé le trouble dans la population...

Fabrice Ebelpoin :  La réalité, c’est que l’Occident s’est réveillé à partir de l’élection de Trump sur ces sujets-là. Dès le début des années 2010, bien avant les États-Unis, il y a eu énormément d’opérations de manipulation de l’opinion publique sur les réseaux sociaux, que ce soit en Inde ou en Afrique. Ces opérations avaient pour but de déstabiliser l’opinion publique, souvent à des fins de politique intérieure. Ça s’est même parfois terminé en émeute et en affrontements violents. Les Indiens se disent : les Chinois ne sont pas nos amis, on n’a aucune envie qu’ils impactent l’opinion publique. Et quelque part, on peut comprendre leur paranoïa après ces événements.

On est sur quelque chose qui peut s’apparenter à une guerre psychologique et une destruction de l’état d’esprit de la jeunesse occidentale
Fabrice Ebelpoin

L'an dernier, NewsGuard a estimé que 20 % des vidéos portant sur la guerre en Ukraine ou les fusillades aux États-Unis contenaient de la désinformation. Certains accusent aussi TikTok de compromettre la jeunesse. Sans tomber dans le complotisme, peut-on imaginer, là encore, qu'il s'agit d'une opération qui vise à déstabiliser l'Occident ?

Fabrice Ebelpoin : Si vous regardez le TikTok en version chinoise, ce n’est pas du tout le même contenu. Les utilisateurs chinois reçoivent massivement chaque jour des vidéos sur le sens de la nation, l’unité, l’ambition personnelle mise au service du collectif, tout un tas de valeurs qui font la spécificité chinoise. C’est clairement une application qui est utilisée pour fédérer la population et en aucun cas la faire basculer dans cette tendance égotique et narcissique qui est propre aux réseaux sociaux occidentaux. Aux États-Unis comme en Europe, à l'inverse, la plateforme est dédiée exclusivement à de l’entertainment niais ou alors des choses qui peuvent prêter à confusion, comme ce fameux filtre qui a été lancé récemment et qui vous transforme en mannequin simplement en cliquant sur un bouton. 

On est sur quelque chose qui peut s’apparenter à une destruction de l’état d’esprit de la jeunesse occidentale.
Fabrice Ebelpoin

Là, on est sur quelque chose qui peut s’apparenter à une guerre psychologique et une destruction de l’état d’esprit de la jeunesse occidentale. Cela peut sembler complotiste, mais le doute est permis, objectivement. Certes, on en trouve aussi sur Instagram ou Snapchat. Mais ça ne me paraîtrait pas étonnant qu’une personne, en Chine ou ailleurs, ait déjà réfléchi à l’impact de ce type de technologie sur la jeunesse, et comment en tirer parti... La destruction des égos à travers la projection d’images dans les réseaux sociaux, notamment au moment de l’adolescence, a des effets dévastateurs. C'est la même chose. À cela, s'ajoute aussi le fléau des contenus pornographiques qui circulent quasi librement sur plateforme. Il y a de quoi s'inquiéter en tant que parent, lorsqu'on connait l'âge de certains utilisateurs (selon l'agence Wallaroo, 32,5% des utilisateurs de la plateforme ont entre 10 et 19 ans, ndlr).


Matthieu DELACHARLERY

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