Plongée au cœur de l'eSport : l'intensité du sport, le jeu vidéo en plus

Melinda DAVAN-SOULAS, envoyée spéciale à Montréal (Canada)
Publié le 19 février 2018 à 11h26, mis à jour le 19 février 2018 à 13h22

Source : Sujet JT LCI

IMMERSION - Phénomène de société, l'eSport, ou format compétitif du jeu vidéo, trace son chemin. Mais s'il attise de plus en plus de convoitises, il n'arrive pas encore à se débarrasser de nombreux clichés. Proche du sport dans son approche de la confrontation, il fourbit aussi ses propres armes pour séduire ses millions d'aficionados. On a plongé au cœur de la ferveur du Six Invitational, regroupant les meilleures équipes du jeu Rainbow Six Siege.

Occupation de geeks, sans intérêt, pour les jeunes… L'eSport véhicule encore bon nombre de clichés auprès de ceux qui s'intéressent de loin - ou pas du tout- au jeu vidéo. Initié au début des années 1990 avec l'émergence d'internet et des jeux en réseau, le jeu vidéo compétitif est devenu un véritable phénomène depuis quelques années. Au point de composer désormais un marché en pleine expansion (près de 700 millions d'euros de chiffres d'affaire en 2016) et d'attiser la convoitise des géants du secteur (les éditeurs Ubisoft et Activision ont leur propre division eSport), des sponsors sportifs (Nike équipe plusieurs équipes, Adidas s'affiche avec Vitality) ou des médias avec la multiplication de programmes thématiques à la télévision. S'appuyant initialement sur quelques jeux vidéo considérés davantage comme des jeux "de niche" (Counter-Strike, Dota 2, League of Legends, Hearthstone, etc.), l'eSport fait aussi la part belle à des jeux que l'on dit plus "grand public" (FIFA/PES, Call of Duty, Just Dance, Overwatch, Super Smash Bros…), avec eux aussi leurs compétitions mondiales, leurs équipes pro et leurs règles.

Des billets pour les compétitions vendues jusqu'à 1500 euros

Depuis près de 10 ans, des structures regroupant des dizaines voire des centaines de joueurs sur de multiples jeux ont vu le jour un peu partout dans le monde. Elle se professionnalise et n'ont, pour quelques-unes, rien à envier à des clubs de football dans leur organisation.  Certaines arrivent même, comme les Américains d'Optic Gaming ou Counter Logic Gaming, à faire des levées de fonds de 20 à 30 millions de dollars (environ 16 à 24 millions d'euros), en attirant de gros sponsors. En France, le joueur eSport possède désormais son propre statut professionnel. Aux Etats-Unis, certains compétiteurs ont même dû faire reconnaître la classification "sportif professionnel" pour pouvoir obtenir leur visa et participer à des compétitions. 

Preuve de l'engouement suscité par l'eSport, les fans se comptent par millions. Certes, ce sont majoritairement des Millenials, génération biberonnée à la console et au jeu en ligne, mais pas seulement. Ils ont leurs équipes préférées, leurs stars qui engrangent des centaines de milliers de dollars chaque année. Ces e-spectateurs ne ratent pas une miette des compétitions sur Twitch ou YouToube dont chaque diffusion de compétition en direct affole les compteurs de spectateurs. En Asie, on remplit des stades entiers pour voir des esportifs s'affronter sur League of Legends, compétition dont le billet se vend à 60 euros... et jusqu'à 1500 euros au marché noir. Ça hurle, ça vibre comme dans n'importe quelle compétition sportive. Mais celles-ci se disputent manette ou souris et clavier en mains.

SuperData/PayPal

Le Six Invitational, l'eSport made in Ubisoft

Pour comprendre ce phénomène, nous voilà propulsés au cœur du Six Invitational qui se tient pour la seconde année à Montréal. Il regroupe ce que le jeu Rainbow Six Siege d'Ubisoft compte de formations d'élite venues du Brésil, des Etats-Unis ou même d'Europe. Cinq jours durant, 16 équipes ont bataillé autour de l'opus créé par l'éditeur français pour être sacrés et se partager un cashprize (gain) de 500 000 dollars (environ 400 000 euros). Deux fois plus d'équipes présentes et un gain doublé en un an, preuve de la vitalité du secteur et de la compétition. 

Dans La Tohu, une enceinte habituellement réservée à des spectacles de cirque, quelque 900 personnes ont pris place. Certes, on est loin des stades coréens de 40 000 places, mais le jeu n'a que deux ans et connaît déjà une croissance intéressante. Des VIP, des supporters, des joueurs préalablement éliminés, de la presse spécialisée… : tout le monde est fin prêt pour le spectacle. Car, c'est un véritable show qui s'annonce, largement inspiré du sport professionnel américain. Au centre de la salle, les PC attendent les équipes qui se feront face. Devant la scène, un plateau regroupe le présentateur et des personnalités du milieu eSport. Comme avant, après ou à la mi-temps d'un match de foot, ils vont décrypter, analyser la compétition et les joueurs, en direct sur les plateformes de streaming. Surplombant l'ensemble, les 'casters', équivalents des commentateurs sportifs, sont dans les starting-blocks. Les matches seront commentés en anglais, la langue officielle de la compétition, mais aussi en français et allemand. Et la comparaison avec les évènements sportifs ne s'arrête pas là.

Un show à l'américaine pour l'entrée des joueurs

Plongée dans le noir, la salle attend de voir les lions entrer dans l'arène. A la façon d'un combat de boxe ou d'un match de basket NBA, les huit dernières équipes qualifiées sont appelées à tour de rôle sur scène par un speaker faisant rouler sa voix pour haranguer la foule de supporters présents. Sur l'hymne officiel du jeu, ils font leur apparition par équipe de cinq dans un show millimétré qui ne laisse guère place à l'improvisation. Travelling, gros plans, caméra aérienne : les visages parfois enfantins de ces sportifs nouvelle génération s'affichent sur les écrans géants de la Tohu. "C'est un peu notre Ligue des Champions à nous", explique Bastien 'Biboo' Dulac, joueur du Team Supremacy, dernier représentant français en lice parmi les huit quarts-de-finalistes. Et c'est vrai qu'on entendrait presque l'hymne de la compétition européenne résonner dans nos têtes alors que la caméra balaye les uns après les autres les joueurs alignés …

Il est 10 heures quand la compétition débute. Supremacy devra attendre la fin de journée avant d'affronter les Américains de Rogue dans le dernier quart de finale. Bastien, Loïc, Adrien, Florian et Martin, ou plutôt BiBoo, BriD, RaFaLe, ZephiR et Spark leurs pseudos dans le jeu, ont obtenu leur billet pour Montréal en passant par les qualifications européennes en ligne, avant de sortir de la phase de groupes. Âgés de 20 à 26 ans, ils consacrent tous la majeure partie de leur temps à Rainbow Six Siege, à s'entraîner le soir ensemble en ligne, après une journée d'études pour certains. "Aujourd'hui, c'est beaucoup de sacrifices, de temps consacré", résume Florian 'ZephiR' qui a mis son master en STAPS en suspens pour se consacrer à l'eSport. "Ce sont des journées de "travail". On passe six-sept heures à s'entraîner avant de rejoindre les 'collègues'  pour s'entraîner collectivement, élaborer des stratégies."

ESL - Pawel Bastrzyk

Devenir pro et en faire leur gagne-pain, ils en rêvent. Pour le moment, ce n'est pas encore tout à fait le cas. Le Team Supremacy commence à se professionnaliser, mais on est encore loin de certaines structures brésiliennes, américaines ou même françaises  qui disposent d'un staff, d'une gaming house où s'entraîner quasi-quotidiennement, d'un préparateur physique ou mental. Eux ont déjà les sponsors pour les épauler et Raphael, pour les accompagner et les manager en compétition. "Je suis un peu là pour les soutenir, les mettre en condition, peaufiner la stratégie, mais aussi faire l'assistant, voire le confident parfois", résume amusé ce graphiste de formation qui tend de plus en plus à professionnaliser ce rôle qu'il a déjà exercé auprès d'autres équipes.

Au sein du groupe règne une ambiance bonne enfant de bande de potes de foot, saupoudrée d'un esprit de compétition qui ne les fait pas dévier de l'objectif commun : remporter le tournoi. Les heures défilent à s'entraîner intensivement, rester dans sa bulle comme n'importe quelle équipe sportive. Ça tapote sur les claviers frénétiquement comme des pianistes répètent leurs gammes. Ça clique sur les souris telles des mitraillettes. Bien qu'éliminé, le Team Vitality accepte de jouer les sparring partners pour aider aux derniers réglages. On essaye de se détendre, mais la pression monte. Ici pas de vestiaires où s'isoler, le brief d'avant-match se fait dans l'espace qui leur est accordé. On se motive, on s'encourage et c'est l'heure d'entrer sur le terrain. Direction le long couloir qui mène à la scène. L'hymne retentit, les joueurs en file indienne vont se présenter au public. Les choses sérieuses commencent.

Un jeu d'équipe avant tout

Cinq joueurs côte à côte, casque sur les oreilles, yeux rivés sur l'écran et webcams pointées sur chacun d'entre eux. Car la moindre de leur réaction, chacune de leur décision sera visible lors du streaming de la compétition dont profitent les spectateurs de la salle, mais aussi les internautes connectés derrière leur ordinateur. Ils seront plus de 180 000 simultanément sur Twitch à ne rien manquer de la compétition, près de dix millions à visionner la totalité de la journée (9 heures !). Et Florian d'annoncer : "On est une équipe qui joue à la hype. Plus on va gagner de rounds, plus on va crier, plus ça va nous donner de la force. C'est ce que les gens aiment. Et si on a des camarades qui sont un peu en dedans, ça va leur donner la force et l'envie de se surpasser. Pour être un bon joueur eSport, il faut avoir la fibre collective et surtout confiance en son partenaire."

Face à Rogue, tout ne va pas se dérouler comme escompté. Pourtant, cela démarre parfaitement pour le quintet français qui s'adjuge la première carte de jeu (5-1). Rainbow Six Siege est un jeu stratégie, hautement tactique dans lequel vous devez incarner un opérateur de groupes d'intervention du monde entier, en attaque puis en défense d'un lieu. Et la moindre erreur se paie cash à ce niveau. Les Américains empochent la seconde carte (1-5). Tout va se jouer dans le round décisif. Ça applaudit, donne de la voix dans les gradins. Si vous avez déjà vibré pour du sport, c'est à ce moment-là que vous retrouvez des réactions bien connues, presque épidémiques de supporter. La dernière carte joue avec les nerfs du public. Jusqu'au bout du suspense et du terrible dénouement. Le Six Invitational s'arrête là pour BiBoo, RaFaLe, ZephiR, Spark et BriD. Forcément un peu déçus par le résultat, mais conscients aussi des petites erreurs sur lesquelles s'est jouée cette confrontation. Il faudra bien plus que la soirée pour surmonter ça. Mais c'est le jeu, la beauté de l'eSport aussi. "On a fait la transition de la console au PC pour continuer la compétition sur Rainbow Six Siege et on est déjà là. On est pas encore au top. Mais un jour, on y sera", nous promet Florian. Rendez-vous est pris. Peut-être pour Paris où Ubisoft a annoncé la tenue d'un tournoi pro similaire en août prochain. Avec une autre promesse, celle d'un show encore plus important.


Melinda DAVAN-SOULAS, envoyée spéciale à Montréal (Canada)

Tout
TF1 Info