REPORTAGE - En prise à des défis économiques et démographiques sans précédents dans les trente prochaines années, le Japon a trouvé sa solution : tout miser sur une société hyper-connectée, avec capteurs et big data à tous les étages. Une solution qui fonctionnerait chez nous ? Pas si simple.
Imaginez : il est 6h. Votre montre connectée vous réveille discrètement et affiche un rapport sur la qualité de votre sommeil, rassemblé à partir de ses propres capteurs, mais aussi de ceux embarqués dans votre matelas et des capteurs de température et d'humidité de votre chambre. Ce rapport est immédiatement ajouté à votre dossier médical pour pouvoir étudier votre sommeil dans la durée.
Un passage aux toilettes, qui vont automatiquement vous peser et effectuer une analyse rapide de vos urines pour détecter les premiers signes de maladie avant que vous n'en ressentiez les symptômes. Tous les trois mois, un contrôle plus poussé permettra de détecter les éventuels premiers marqueurs de cancers digestifs. Votre café est quant à lui déjà prêt, avec -ou sans- votre dose de sucre habituelle.
Votre voiture -électrique et autonome- vous attend ensuite, à moins que vous n'ayez décidé de prendre un taxi sans conducteur, qui sera là juste à temps pour vous emmener au bureau ou à votre premier rendez-vous, selon les prévisions de trafic, et à une adresse qu'il connaît déjà puisqu'il peut accéder à votre agenda. Une fois à bord, la voiture, grâce aux bornes 5G sur son trajet, communique avec la route pour modifier son itinéraire en cas de ralentissement, une intelligence artificielle permettant une planification en temps réel des trajets empruntés par les véhicules autonomes pour fluidifier le trafic. La voiture communique aussi avec ses alter-ego pour partager les données de tous leurs capteurs : si un engin est en panne à 500m devant vous, votre voiture aura donc reçu l'alerte grâce à l'une de celles qui vous précède.
Pendant ce temps, en tâche de fond, chaque véhicule prévoit son trajet suivant, avec la distribution des places sur les bornes de recharge, ou simplement les places de stationnement, au travers d'un service de mobilité en ligne. Ce dernier propose toutes ces données à la demande et gère les priorités des véhicules partagés ou des services d'urgence. Pendant ce temps, chez vous, un robot range le salon et passe l'aspirateur en même temps.
Un projet d'Etat
Voilà, en résumé, à quoi ressemblera la première heure de chaque journée d'un Japonais en 2030. Une vie dont chaque élément produit des données, un suivi constant où chaque objet est connecté au réseau et à une intelligence artificielle capable d'en extraire des informations utiles pour chacun, mais aussi pour la société toute entière.
Cette vision n'est pas juste celle des futuristes. Il s'agit d'un projet mûri, délibéré, organisé par le gouvernement japonais. L'Etat y voit une solution globale aux soucis actuels de son économie. Et surtout à certains de ses grands défis futurs et des crises à venir sans précédent dans l'histoire du pays.
Aujourd'hui, si l'on regarde les chiffres, le Japon est dans une situation paradoxale. Avec un taux de chômage de 2,5%, il touche au plein emploi, mais des emplois de moins en moins stables, dans une culture habituée à l'emploi à vie. Les étudiants des grandes universités savent qu'ils recevront chacun trois ou quatre offres fermes avant même la fin de leurs études. Mais cela ne semble pas les rassurer. De quoi entretenir une peur du futur qui fait baisser le nombre de mariages et la natalité, au point que la population est désormais en baisse, avec des jeunes générations sans enfants dont le nombre ne remplace pas les décès de la génération du baby boom. Résultat : avec moins d'un million de naissances par an, pour près d'un million et demi de décès, le Japon se dépeuple à petit feu. Et l'immigration ne comble pas la différence.
Surtout, le Japon est plombé par une dette, abyssale, plus de deux fois son produit intérieur brut. Avec une population active en baisse, et malgré des plans d'économies successifs et des impôts en hausse, les seuls intérêts de la dette dépasseront en 2040 le montant des impôts collectés par le gouvernement. Comme un iceberg vers lequel le pays avance doucement, mais sûrement.
Plus qu'un projet de société, une révolution culturelle
Faire plus avec moins, encourager la recherche et l'industrie, former les jeunes générations au numérique, accompagner les populations âgées sans ruiner le pays et reconstruire une économie de croissance dans un pays stagnant, voilà à quoi doit répondre la "Société 5.0" imaginée par l'exécutif. Une stratégie érigée au rang de projet national dans un pays qui sait se mettre en ordre de marche, comme il l'a fait pour le Shinkansen, son réseau de trains à grande vitesse lancé dans les années 50, ou quand il a fallu fibrer tout le pays dès la fin des années 90.
Aujourd'hui, le Premier ministre Shinzo Abe et son administration déploient des trésors de pédagogie pour expliquer tous les bénéfices d'une société hyper-connectée, dans des publicités, des sites web, des brochures explicatives (document PDF), qui détaillent tous comment l'alliance entre les données des capteurs et l'excellence japonaise dans l'ingénierie, la recherche, la santé, permettront de dessiner une société qui garderait le contrôle de son avenir.
Une vision qui sert aussi l'industrie nippone : au travers de ses grandes marques mais aussi de ses PME de l'électronique, le pays fournit aujourd'hui presque la moitié des capteurs de tous ordres utilisés dans le monde, de votre smartphone à la robotique industrielle, en passant par ceux à l'oeuvre dans la santé et dans les futures villes intelligentes. En faisant du pays un laboratoire de l'hyper-connexion, le Japon veut aussi construire une vision qui s'exporte.
Entre le Japon et la France, le fossé de la confiance
Et justement, cette Société 5.0 pourrait-elle aussi fonctionner chez nous en France ? Sur le papier, oui, elle illustre beaucoup de tendances technologiques qui trouveront leur place dans nos vies, avec ou sans une grande initiative nationale pour les imposer. Pour autant, le sens du collectif de la société japonaise a des atouts que nous n'avons pas. La vision d'une vie où toutes les données et tous les capteurs seraient connectés entre eux pose des questions de vie privée que le sens du bien commun n'effacerait pas chez nous. Après le tsunami de 2011, après la catastrophe de Fukushima, tous les industriels japonais s'étaient ainsi concentrés sur les économies d'énergie, avec des compteurs électriques intelligents et des appareils connectés pour la maison, capables de mesurer leur consommation et de s'éteindre automatiquement sur ordre du réseau électrique pour éviter les pics de consommation et les coupures.
Des nouveautés bien accueillies. Avoir un téléviseur qui s'éteint quand le courant vient à manquer ne choquait personne, pas plus qu'afficher en temps réel la consommation de ses objets du quotidien. Pendant ce temps, en France, la seule arrivée d'un compteur électrique connecté suffit à cristalliser craintes pour la vie privée et dangers fantasmés pour la santé, dans une approche très individualiste de la vie connectée. Le fossé des cultures, celui de la confiance aussi, ne se comblera pas d'un trait de stylo. Pourtant, à terme, la "Société 5.0" des Japonais sera aussi la nôtre.
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