Offensive des talibans en Afghanistan : "Le malheur est total, en particulier pour les femmes"

par Maëlane LOAËC
Publié le 13 août 2021 à 10h50, mis à jour le 13 août 2021 à 16h57

Source : JT 20h Semaine

INTERVIEW - Alors que plusieurs capitales provinciales sont désormais aux mains de talibans, qui se rapprochent dangereusement de la capitale Kaboul, la réponse internationale se fait attendre, déplore l’historien Jean-Charles Jauffret.

De plus en plus de villes tombent sous le joug des forces armées du mouvement islamiste, après des semaines de progression éclair, dopée par le retrait annoncé des troupes américaines, qui doit s'achever le 31 août. Parallèlement, une nouvelle réunion internationale a été ouverte ce mardi à Doha, avec des représentants notamment du Qatar, des États-Unis, de Chine, des Nations unies et de l'Union européenne, dans l’espoir de mettre un terme aux combats qui font rage dans le pays. 

Mais la perspective d’une victoire talibane se dessine de plus en plus précisément, quelques mois seulement après une offensive lancée en mai dernier. Les talibans se sont facilement emparés de vastes zones rurales avant de cibler les centres urbains depuis le début du mois d’août. Le 12 août, ils se sont emparés de Hérat, troisième plus grande ville d'Afghanistan. Cette progression spectaculaire ne pourra être combattue sans une réponse rapide de la communauté internationale pour Jean-Charles Jauffret, professeur émérite d'histoire contemporaine de Sciences Po Aix, spécialiste de l’Afghanistan et l’auteur de La guerre inachevée (éditions Autrement). 

En quelques semaines, les talibans ont gagné plusieurs capitales provinciales et contrôlent désormais toute une partie du territoire afghan. Leur prise de pouvoir est-elle désormais inéluctable ? 

On peut effectivement se poser la question. Mais il y a encore des pôles résistances, parce que des chefs de guerre locaux ont repris les armes et rejoint l'armée nationale afghane, comme à Hérat, à l’ouest du pays, qui devait tomber mais ne l’a pas encore fait. Il y a aussi des zones où les talibans sont véritablement hors circuit. 

Il y a maintenant en Afghanistan un certain nombre de gens qui ont quand même pu accéder à la modernité, en allant à l’université, en occupant des professions médicales, administratives, judiciaires. Je crois donc qu'il y aura quand même une force de résistance. Je pense que les talibans se font peut-être des illusions, pensant qu’en imposant la paix des cimetières, ils vont faire perdre toute opposition. 

Donc dire que tout est terminé, peut-être pas encore. En revanche, on peut s'inquiéter de la progression graduelle vers Kaboul, qui semble être la première cible. Elle sera peut-être prise à la date fatidique du 11 septembre 2021. Ce serait alors la véritable catastrophe. Mais pour autant, ça ne voudra pas dire que la guerre et les malheurs afghans s'arrêteront du jour au lendemain une fois Kaboul tombée.

"On peut s'inquiéter de la progression graduelle vers Kaboul, qui semble être la première cible, qui sera peut-être prise à la date fatidique du 11 septembre 2021. Ce serait alors la véritable catastrophe."
Jean-Charles Jauffret

Comment expliquer cette progression fulgurante ?

Les soldats afghans, armés par les forces américaines, ont été pris de court par la décision de Joe Biden en avril de confirmer le départ des troupes d’Afghanistan, ce qui ressemble à une fuite. On peut imaginer que cette armée afghane, qui montait à 180.000 hommes au moment de cette annonce, a fondu comme beurre au soleil, avec notamment des soldats qui ont déposé leurs armes, des officiers qui ont déserté ou encore des centaines de combattants passés dans un pays étranger pour demander l'asile politique. Cette armée est donc vraiment très malade. 

Et pour l'instant, au niveau de leur tactique militaire, les talibans font quasiment un sans faute, avec ce qu’on appelle la tactique du "boa constrictor" : petit à petit, en fermant les frontières, en contrôlant l’une des routes principales et en se focalisant sur la cible principale de Kaboul, ils finissent par étouffer le pays. 

D’autant que le nombre de soldats talibans peut grimper : ils seraient 50.000 combattants très bien armés, mais on peut peut-être multiplier les chiffres, car on compte non seulement des néo-convertis (des gens qui changent brutalement de camp et qui vont rejoindre les vainqueurs), mais aussi les talibans pakistanais qui viennent en renfort. Il pourrait même y avoir autant d’effectifs dans leurs rangs que du côté de l’armée nationale afghane. Nous allons vers une situation grave, sur un certain nombre de mois, peut-être encore d’années. 

Dans quelle situation se trouve la population civile ? 

C’est un véritable trou noir qui est en train de se créer. Actuellement, il y a une moyenne de 10.000 réfugiés afghans qui quittent le pays et des camps au Pakistan sont saturés. Il y a 3 millions de réfugiés afghans en Iran, et 3,5 millions d’Afghans ont été déplacés depuis 2001, soit volontairement pour fuir la guerre, soit parce que les belligérants les ont tout simplement priés de déménager. Dans le pays, la misère est flagrante, et la guerre ne cesse de l'accentuer. 

C’est donc un pays où le malheur est total, en particulier pour les femmes, qui subissent en ce moment des règlements de compte avec l’arrivée des talibans. Il y a aussi des exécutions en pleine rue. Un cauchemar à l'état pur. La population risque de basculer dans un âge de pierre, par la lecture d’une charia stricto sensu, dans le sens le plus fondamentaliste du terme, où il est interdit de faire de la politique, d'écouter de la musique, d'aller au cinéma et même de rire en pleine rue. 

Nous sommes indifférents devant le naufrage d'un peuple. Je ne vois pas d'issue tant que la communauté internationale ne retroussera pas ses manches. 

Mais cette communauté internationale est-elle en mesure de freiner la progression des talibans ? 

Il faut impérativement qu’il y ait un geste de sa part, et pour l’instant ce n’est pas le cas. La réunion de Doha est sans efficacité, car les talibans qui n'ont aucune envie de faire partie d'un gouvernement de coalition à Kaboul. 

Or il faut vraiment une prise de conscience mondiale, avec un message fort de soutien envoyé aux forces afghanes. Il ne faut surtout pas que l'OTAN revienne seul sur place avec les États-Unis, car l’armée américaine a complètement échoué dans sa démarche sur place, en s’imposant par la force avec un matériel absolument colossal.  

Il serait possible d’avoir un consensus des membres du Conseil de sécurité, mais il est freiné par la Chine. Elle pense pouvoir commercer avec les talibans, ce qui pourrait être envisageable, mais ça n’ira pas très loin car manifestement, les talibans n'exportent pas vers elle. Si les Chinois arrivent à comprendre que la menace planétaire, et qu’ils sont aussi en danger, alors peut être que le Conseil de sécurité pourra prendre une décision dans les jours qui viennent. Nous ne pouvons pas attendre le 31 août, quand le dernier soldat américain aura plié bagage depuis Kaboul, pour réagir. 


Maëlane LOAËC

Tout
TF1 Info