Derrière les fraises espagnoles, le cauchemar des saisonnières marocaines : un "système toxique" en place dans les deux pays (2/2)

Publié le 30 août 2019 à 18h01, mis à jour le 31 août 2019 à 9h00
Derrière les fraises espagnoles, le cauchemar des saisonnières marocaines : un "système toxique" en place dans les deux pays (2/2)

Source : MAHMUD HAMS / AFP

EXPLOITATION - L'Espagne, premier exportateur de fraises au monde, embauche chaque année des milliers de personnes pour travailler dans les champs le temps d'une saison. Parmi elles, des mères venues du Maroc. Embauchées dans le cadre d'un accord entre les deux pays, elles se retrouvent isolées et rendues invisibles. Elles deviennent dès lors les victimes d'un système où exploitation et violences sexuelles se font, le plus souvent, en toute impunité.

C’est un secret de polichinelle. En 2010 déjà, El Pais décrivait le sort de saisonnières marocaines en Andalousie. Sous le plastique des serres, ces femmes recrutées pour cueillir la fraise étaient exploitées, harcelées et parfois violées. Depuis, les témoignages s'accumulent, et dix d’entre elles ont déposé plainte l’été dernier. Mais la question demeure : comment ce système a-t-il pu prospérer pendant près d’une décennie ? 

La fraise, "l'or rouge" de l'Espagne

"La fraise est le gagne-pain de la moitié de la province." Voilà comment les médias locaux résument le marché de cet "or rouge" qui a affiché 555 millions d’euros de bénéfices cette saison (FEPEX). L’Andalousie en produit la quasi-totalité en Espagne, premier exportateur au monde. Pour atteindre cet objectif et en retirer le plus de recettes possibles, cette région que l'on surnomme la "Californie de l’Europe" est gloutonne en main-d’œuvre temporaire et à bas prix. Une main-d'oeuvre que l'Espagne va chercher au Maroc. Dès 2007, un accord a été passé entre les deux pays, sous les auspices de l’Agence nationale de promotion de l'emploi et des compétences (Anapec), en collaboration avec l’Union européenne et les services marocains.

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Dans le cadre de ces visas saisonniers, plus de 14.000 personnes sont arrivées cette année pour la récolte. Mais pas n’importe qui. Ce sont des femmes, des mères. Chadia Arab, géographe et chargée de recherche au CNRS, étudie la question de cette migration, "clairement sexuée" selon elle, depuis plus de dix ans. Une migration organisée directement par les exploitants. "Ils veulent des femmes car les représentations que nous avons du sexe féminin, c’est qu’elles seront plus dociles et plus douces pour cueillir un fruit aussi fragile", fait-elle valoir. Quant à la maternité, c’est la condition trouvée pour que les travailleuses retournent ensuite chez elles. L'objectif derrière ce recrutement : "avoir le travail mais pas les travailleuses", résume l’auteure de l’ouvrage "Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne".

Le rapport de domination est inhérent à ce système

Sauf qu’au-delà d’en faire de la main-d’œuvre soumise, ces règles jouent aussi le jeu de la domination. Car la sélection se fait notamment sur la précarité. Comme nous l'explique la chercheuse au CNRS, un questionnaire donné à 65 d'entre elles a montré un profil sociologique semblable. "La majorité est analphabète, pauvre, issue de milieux ruraux et marginaux." Elles ont donc besoin de ce travail et de cette rémunération, et feront tout pour mener à bien cette mission qui les a menées loin de leurs proches. "Même si pour cela elles doivent s’abîmer les mains, le dos, leur santé" ou encore "se faire exploiter et parfois harceler sexuellement". Le moindre faux pas peut les mener directement à la case départ. S’ajoute au rapport de domination celui de leur isolation, et donc de leur "invisibilisation". Physiquement, d’une part, puisqu’elles se trouvent dans des serres au milieu de la campagne andalouse, à des kilomètres de la ville la plus proche. Et verbalement, puisqu'elles ne connaissent pas un mot d'espagnol.

Pourtant, malgré ces exactions et un travail fastidieux, les saisonnières restent satisfaites de leur condition de travail, meilleures à leurs yeux que celles de leur pays d’origine. Et c’est bien là la clé du problème. "Malgré les nombreux points négatifs, elles souhaitent continuer à partir en Espagne car elles s’y enrichissent", regrette Chadia Arab. Parfois, leurs revenus peuvent être multipliés "par dix ou quinze" en quelques mois, leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille et de gagner en autonomie, voire, parfois, de les mener jusqu’à l’émancipation. 

Pour toutes ces raisons, personne ne veut réellement mettre fin à cet échange de main-d'oeuvre. Pas même Women's Link Worldwide (WLW). Hannah Wilson est l’une des avocates de cette ONG qui fournit des services juridiques à ces migrantes. Elle nous assure vouloir préserver ces "opportunités d’emploi", mais "pas dans un système qui viole les droits humains". "On parle de gagnant-gagnant, sauf qu’aujourd’hui le seul gagnant c’est l’entreprise !"

Ça me donne envie de ne plus manger de fraises

Hélène Flautre, eurodéputée

Dès lors, comment briser ce que l’ONG décrit comme un "cercle toxique" ? Chadia Arab nous parle de son été en immersion dans une exploitation, il y a dix ans. A cette époque le financement européen de l’Aeneas – le programme de gestion de l'immigration saisonnière entre le Maroc et l'Espagne- "battait son plein". Sur ces deniers, des médiateurs marocains étaient embauchés pour travailler sur le terrain et faire office de "digues de protection" pour ces femmes. "Elles pouvaient faire appel au médiateur à la moindre incompréhension avec leur employeur" note la chercheuse à l’université d’Angers. Mais depuis, la crise économique a frappé le pays de plein fouet, envoyant valser les financements de l’UE. Résultat : les douze médiateurs ont été renvoyés. Et le suivi a disparu, rendant totalement inaudible le cauchemar des saisonnières.

Voilà pourquoi, suite à la plainte d'une dizaine de femmes à l'été 2018, le gouvernement régional d'Andalousie a annoncé le 13 juin dernier qu'un protocole "tolérance zéro" allait être mis en place dans le secteur pour cette saison, notamment avec le recrutement de "médiateurs neutres". Malheureusement, de récents témoignages ont montré que ces mesures ne suffisaient pas. Pour WLW, il est devenu nécessaire d’aller encore plus loin. "Il faut protéger les travailleuses, et ce, dès la première roue de l’engrenage, à savoir le moment où on leur donne un visa de travail. Il faut des enquêtes sur tout le processus." 

En attendant, l’ONG pointe du doigt les clients de cette exploitation. En 2010, une délégation de députés européens s’était rendue dans la région, dont l’élue Europe Ecologie Les Verts Hélène Flautre. Face à l’absence d’eau potable, au surpeuplement dans les petites chambres et à la situation "compliquée" de ces femmes vulnérables "totalement dépendantes de leur employeur", l’eurodéputée disait à l'époque : "Ça me donne envie de ne plus manger de fraises." Reste que, cette année encore, l’Hexagone a été le deuxième importateur de "l'or rouge" espagnol.


Felicia SIDERIS

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