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Entretien avec Sergueï Lavrov : nous avons vérifié les arguments du ministre russe des Affaires étrangères

Publié le 29 mai 2022 à 20h44, mis à jour le 29 mai 2022 à 21h58

Source : TF1 Info

Le ministre des Affaires étrangères russe a accordé un entretien exclusif à TF1 et LCI dimanche 29 mai.
Un échange d'une quinzaine de minutes, lors duquel Sergueï Lavrov a multiplié les attaques contre l'Ukraine et les arguments contre l'Occident.
Nous avons décidé de les vérifier.

Si sa parole est rare en Occident, elle n'en est pas moins ambiguë. Dans une interview exclusive diffusée par TF1 et LCI ce dimanche 29 mai, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, n'a cessé de reprendre les mêmes éléments que ceux entendus depuis le début du conflit. Sans surprise, le bras droit de Vladimir Poutine a souvent visé l'Ukraine - accusée d'être dirigée par des "néo-nazis" ou de "discriminer" la langue russe - mais le chef de la diplomatie a également lancé plusieurs attaques contre l'Occident et la France. Des arguments problématiques, que nous avons décryptés.

La langue russe "discriminée" ?

Interrogé par notre grand reporter Liseron Boudoul sur son bilan de la guerre que mène la Russie en Ukraine, le chef de la diplomatie a répondu que la victoire n’était pas ce qui était recherché, l'objectif de Moscou étant de "protéger les "populations" et "la langue russe". Car aux yeux de Sergueï Lavrov, la politique menée par les "régimes successifs" à Kiev pour promouvoir l’utilisation de la langue ukrainienne ont "discriminé et agressé" la langue russe. Un argument attendu, tant l'épineuse question de la langue est devenu un enjeu de pouvoir dans la région. Avant sa dissolution, l’Union soviétique décourageait en effet les habitants à utiliser leur langue, instaurant le russe dans l’éducation, le monde professionnel et le commerce. Mais dès son indépendance en 1991, l'Ukraine a fait de ce qui était considéré comme un "dialecte" la langue officielle du pays, inscrite dans la Constitution. N’en déplaise à certains pro-Kremlin, qui ont toujours tenté de redonner de l’importance au russe. En 2012, une bagarre avait même éclaté au parlement ukrainien après que des élus pro-Kremlin ont proposé d’élever le statut du russe au rang de deuxième langue, égale à l'ukrainien, dans la moitié des régions du pays.

Sauf que depuis la révolution de 2014, l’Ukraine n’a eu de cesse de promouvoir l’ukrainien. D’abord, en septembre 2017, avec une loi rendant obligatoire l’ukrainien à l’école. Ensuite, avec une "loi sur la langue", votée en 2019, qui vise à instaurer progressivement l’ukrainien dans tous les domaines de la vie publique. En janvier 2021, la loi est ainsi entrée en vigueur dans le secteur du service, le plus grand du pays. Comme l'expliquait Le Monde en février dernier, on doit dorénavant, "par défaut" parler dans cette langue, sous peine d’une amende qui oscille entre 151 et 202 euros. Un élargissement qui a provoqué l’indignation dans les rangs prorusses – qui ont dénoncé une "ukrainisation forcée" - mais qui est pourtant soutenue par la majorité des Ukrainiens. Selon une étude de l’Institut international de sociologie de Kiev parue en novembre 2020, 62% des Ukrainiens y sont favorables, contre 34% qui se disent défavorables.

Au-delà d'un signe de "discrimination" à l'égard de la langue russe, le bras droit de Vladmir Poutine estime que ces lois "violent la constitution de l’Ukraine". C'est assez trompeur. L’article 10 de la Constitution prévoit bien que si "la langue officielle de l'Ukraine est l'ukrainien", l’État doit garantir "le libre développement, l'utilisation et la protection de la langue russe et d'autres langues des minorités nationales de l'Ukraine". Si les deux derniers gouvernements font bien tous les efforts pour faire de l’ukrainien la principale langue, aucun des textes de loi ne cible les "droits de la langue russe".

L'Ukraine en pleine "nazification" ?

En plus d'être "russophobe", Kiev est aussi accusée d'être en pleine "nazification". Une ligne de défense utilisée par Vladimir Poutine et son bras droit depuis le début du conflit. Si ces accusations visent à légitimer l'attaque russe, elles sont fausses. Comme nous vous l’expliquions ici, cette rhétorique "se nourrit de la complexité de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans la région". De fait, pour l'historienne Isabelle Davion, maîtresse de conférences à Sorbonne-Université et conseillère historique du récent documentaire Vivre dans l'Allemagne en guerre, ces accusations s’appuient sur la collaboration de certains Ukrainiens avec le IIIe Reich. Des faits authentiques, mais dont il faut rappeler le contexte. À ce moment-là, une partie de la population accueille les nazis "comme des libérateurs de la terreur stalinienne", explique l’historienne, rappelant par exemple que la grande famine de 1932-1933 avait coûté la vie à plusieurs millions d'Ukrainiens. 

Mais aujourd’hui, le contexte a bien changé. Rien ne permet d'affirmer que des "néonazis" figurent dans le régime ukrainien actuel, malgré des accusations à l'encontre du régiment Azov notamment. Quant à l’extrême droite ukrainienne, qui comprend une frange qui peut être décrite comme néonazie, elle a rassemblé 10% des voix lors des élections législatives de 2012. Un score qui n’est pas plus significatif que celui des partis nationalistes d'autres pays européens. 

Non, il n'y a pas eu de "coup d'État" en 2014

Dernière critique de Sergueï Lavrov contre Kiev : les gouvernements successifs auraient profité d'un "coup d’État en Ukraine en 2014". Encore une fois, cet argument n'a rien d'inédit. Moscou n'a jamais cessé de diffuser sa version de cet événement historique. Pour rappel, la révolution ukrainienne a débuté en novembre 2013, après que le régime pro-russe en place a refusé de signer un accord avec l'Union européenne, préférant celui avec la Russie. La colère est alors telle que dans la capitale, les manifestants s'installent sur la place de l'Indépendance, créant le mouvement "Maïdan". Dès cet instant, celui qui est déjà ministre des Affaires étrangères dénonce des "interférences étrangères"

Maïdan cesse dès lors d'être un mouvement populaire spontané. Et devient, selon le récit de Moscou, un "coup d'État" piloté par l'Occident. Une version qui persiste, alors même que c'est d'abord le Parlement qui a destitué le gouvernement pro-russe, et non la rue. Et que c'est à l'occasion d'un scrutin démocratique que Petro Porochenko est élu président du pays au premier tour, avec 56% des voix. Les Russes, tout comme les occidentaux, avaient reconnu ces résultats. 

L'Otan avait-elle "promis" de ne pas se rapprocher des frontières russes ?

Après les attaques contre son voisin, Sergueï Lavrov a multiplié les critiques envers l'Otan et les États-Unis. Pour lui, l'alliance de l'Atlantique Nord aurait provoqué la Russie en se rapprochant "à cinq reprises de la frontière russe". Une action "contraire à toutes les promesses faites lorsque l’union soviétique a disparu". Effectivement, suite à la chute de l’URSS, l’Otan n’a cessé d’élargir son influence au-delà de la limite symbolisée jusqu’alors par le "rideau de fer". Cela est arrivé à quatre reprises. D’abord en 1999, avec l’adhésion de la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. En 2004, c'était au tour de la Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie de l'intégrer. Ensuite, en 2019, l'Albanie, la Croatie et le Monténégro ont suivi. Enfin, en 2020, la République de Macédoine du Nord a pu s’ajouter à cette liste des pays qui bénéficient d’une protection des Nations unies. Quant au "cinquième" rapprochement cité par Lavrov, celui-ci fait sûrement référence aux récentes discussions pour une adhésion de la Finlande et de la Suède dans l’Otan

Elargissement de l'Otan : "Nous allons réagir", prévient Vladimir PoutineSource : TF1 Info

Si le chef de la diplomatie russe voit juste pour son premier constat, quid de celui selon lequel l’Otan avait promis de ne pas s’élargir à l’Est ? L'information est fausse si l'on en croit le site de l’organisation du traité de l’Atlantique. Dans sa foire aux questions, elle affirme qu’un "tel accord n’a jamais été conclu". "La porte de l’Otan est ouverte aux nouveaux membres depuis sa fondation en 1949 – et cela n’a jamais changé". Plusieurs archives ont cependant montré que des discussions avaient lieu dans ce sens, à l'époque. Par exemple, lors d’une réunion entre des représentants des ministères des Affaires étrangères des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne en 1991, le représentant allemand avait "clairement indiqué que nous n’étendrions pas l’Otan au-delà de l’Elbe", comme l'a révélé le quotidien allemand Bild. Ceci dit, comme l’a souligné Marc Trachtenberg, professeur émérite de l’université de Californie à Los Angeles, dans Politifact, il s’agit de "déclarations purement unilatérales" faites par "de hauts responsables américains et allemands". "Strictement parlant, cela ne montre pas qu’il y ait eu un accord". Si de nombreuses questions autour des discussions qui ont eu lieu à l’époque demeurer, les experts s’accordent à dire qu’"aucun engagement formel" n’avait été pris de la part de l’Otan dans ce sens.

La France a-t-elle envoyé des "armes offensives" ?

Au-delà de l'Otan, ce sont les États-Unis qui provoquent l'ire de Moscou. Mais aussi l'Europe et la France. Malgré les "bonnes relations de confiance" entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine, le chef de la diplomatie russe a regretté que la Paris joue un "rôle actif en Ukraine" et notamment en armant "directement l’Ukraine, y compris avec des armes offensives". Comme le rappelle le Guardian, au début du conflit, les dirigeants européens s'étaient accordés pour restreindre les fournitures aux seules armes "défensives". Ainsi, Le Monde révélait le 9 mars que la France avait commencé par fournir des missiles antichars Milan à Kiev. Ces systèmes font partie des armes jugées "défensives", à l’instar des drones ou des obusiers. Par contre, selon les informations données par Emmanuel Macron à Ouest-France, fin avril, Paris a aussi entamé la livraison de canons Caesar de calibre 155 mm, comme l'a confirmé l'armée ukrainienne, images à l'appui. S’il ne s’agit pas à proprement parler d'armes "offensives", comme peuvent l’être les avions ou les chars, ces canons d'une portée de 40 kms restent des armes lourdes. Et elles représentent un "pas significatif en direction de livraisons d’armes offensives", d’après l’analyse du journal britannique.

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Felicia SIDERIS

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