Une quatrième fuite a été identifiée en mer Baltique au-dessus des gazoducs Nord Stream ce jeudi.Les deux installations auraient été touchées par des actes de sabotage.Retour en cinq questions sur les enjeux autour de ces fuites.
Les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, qui relient la Russie à l'Allemagne sous la mer Baltique, ont été touchés par plusieurs fuites depuis le début de la semaine. Au total, quatre ont été détectées : trois qui sont apparues dès lundi et une ce jeudi matin, dans une zone à proximité des premières. Des fuites extrêmement rares pour lesquelles la piste du sabotage est privilégiée. En effet, il est peu probable que quatre défaillances surviennent en quelques jours sur ces tubes, d'autant que de tels événements sont extrêmement rares sur les pipelines construits, en acier, pour résister aux chocs. La conduite Nord Stream 1, opérationnelle depuis 2011, n'a jamais connu d'incident notable.
Un sabotage présumé qui pourrait avoir de lourdes conséquences, alors que l'Otan a dénoncé, ce jeudi, des actes "délibérés, irresponsables". Car si les gazoducs sont opérés par le Russe Gazprom, les explosions se sont déroulées dans les zones économiques exclusives de la Suède et du Danemark. Retour en cinq questions sur cette affaire hautement sensible.
Pourquoi Nord Stream est si stratégique ?
Dans les faits, le terme "Nord Stream" regroupe deux gazoducs reliant la Russie à l'Allemagne via la mer Baltique : Nord Stream 1 et Nord Stream 2.
Nord Stream 1 est issu d'un projet lancé en 1997 et a été mis en service en 2012 après six ans de travaux et un investissement estimé à six milliards d'euros. Sa section en mer a été construite et est opérée par une compagnie détenue à 51% par Gazprom et par les Allemands BASF et E.ON. L'infrastructure, longue de 1222 kilomètres, est au cœur des enjeux pour la fourniture du gaz de la Russie vers l'Europe, sur fond de fortes tensions autour de la guerre en Ukraine. Chaque année, ce sont près de 55 milliards de mètres cube de gaz qui transitent par Nord Stream 1. Ces derniers jours, le pipeline était toutefois à l'arrêt. L’Allemagne qui consomme l’équivalent de 95 et 100 milliards de mètres cube de gaz naturel par an, compte à 30% sur des approvisionnements russes. D'autres pays, notamment les Pays-Bas et la République tchèque, reçoivent également du gaz issu de ce pipeline. Nord Stream 1 est donc crucial en Europe.
Nord Stream 2 est un projet lancé en 2018 dont les travaux se sont terminés en 2021 et qui devait venir doubler la capacité de livraison de gaz de la Russie à l'Europe. Le projet a été co-financé par plusieurs groupes énergéticiens européens : outre le Français Engie, OMV, Wintershall Dea, Uniper et Shell ont investi dans cette infrastructure pharaonique qui devait être opérée par Gazprom. Mais l'installation d'une capacité de 55 milliards de mètres cube n'est jamais entrée en service, en raison des tensions persistantes entre l'Union européenne et la Russie, particulièrement autour de la situation en Ukraine et la reconnaissance par la Russie des deux régions séparatistes du Donbass au début de l'année. Sa mise hors service, cette semaine, n'aura pas d'impact sur la livraison de gaz de la Russie vers l'Europe, mais les sabotages présumés dont il a été victime pourraient signer la fin de ce projet.
Qui est responsable de ces fuites ?
La mise hors service de ces installations revêt un enjeu de taille dans la lutte que se livrent le bloc occidental et la Russie. Mais qui a pu endommager Nord Stream ? Et à cette question, tous les regards semblent se tourner vers Moscou, même si le Kremlin a condamné l'incident, jugeant " ridicule" d'accuser la Russie avant d'estimer, jeudi, qu'il était l'œuvre "d'un État étranger".
L'opération de sabotage présumé paraît, en tout cas, avoir été organisée par un État. Elle nécessite en effet d'intervenir par 70 mètres de fond. "C'est du lourd. Abîmer deux gazoducs au fond de la mer est un événement important, donc un acteur étatique est probable", note auprès de l'AFP Lion Hirth, professeur à la Hertie School de Berlin, écartant implicitement l'acte terroriste ou crapuleux. Mais une armée compétente sait le faire. La zone est "parfaitement adaptée à des sous-marins de poche", explique un haut responsable militaire français, évoquant soit l'option de nageurs de combat envoyés pour poser des charges, soit celle de la mine mobile ou du drone sous-marin.
Reste à savoir qui a pu mener une telle opération. La Russie est la principale pointée du doigt car "dans le passé, l'URSS basait des sous-marins espions avec des capacités spéciales d'ingénierie sur les fonds marins", rappelle l'analyste naval indépendant Hi Sutton sur Twitter. Depuis, les Pays Baltes sont passés du côté de l'Otan. Mais les fuites sont survenues dans les eaux territoriales internationales où chacun peut circuler.
*** NORD STREAM 2 incident *** /Thread I am getting a lot of questions re #Russian underwater sabotage capabilities due to the leak on the #NordStream2 pipeline off Denmark. I do not have time to respond to media right now (sorry) So just lay out some background reference. pic.twitter.com/0UIyCq3XoV — H I Sutton (@CovertShores) September 27, 2022
Selon une source militaire à l'AFP, outre la Russie, "d'autres pays ont intérêt à ce que le 'pipe' ne puisse plus jamais fonctionner". D'autant que certains experts s'interrogent sur l'intérêt d'un tel acte pour Moscou. "Si ce sont les Russes, pourquoi le faire sur les trois tuyaux ?", s'interroge Thierry Bros, expert en énergie et enseignant à Science-Po Paris quand la dégradation d'un seul tuyau aurait déjà eu un impact considérable sans pour autant rendre les deux installations inutilisables.
Par ailleurs, les adversaires de Nord Stream 2 sont nombreux depuis des années, États-Unis en tête. Le 7 février dernier, peu avant l'invasion russe en Ukraine, le président américain Joe Biden avait évoqué la possibilité d'y "mettre fin". Interrogé sur la méthode employée pour une infrastructure sous contrôle de son allié allemand, il avait répondu : "Je vous le promets, nous serons capables de le faire". La vidéo circule abondamment depuis 24 heures sur les réseaux sociaux.
Quelles sont les conséquences pour l'approvisionnement en gaz ?
Si la question de la responsabilité semble aujourd'hui difficile à déterminer, les conséquences de cet acte sont nombreuses, surtout pour l'Europe. L'arrêt de Nord Stream crée une instabilité supplémentaire sur l'économie européenne. "C'est un violent rappel de la vulnérabilité de notre infrastructure énergétique", estime Lion Hirth qui privilégie la piste russe. "Si c'est vrai, c'est assez inquiétant. À tout le moins, cela signifie que la Russie (...) envoie le signal le plus clair possible qu'elle ne livrera plus de gaz dans un avenir proche". Un constat que partage, Céline Bayou, spécialiste Énergie Russie/UE à l'Inalco. "À supposer que la Russie soit responsable, saborder ses tubes est très intéressant. Ça veut dire que la Russie renonce à Nord Stream et se positionne dans une logique à l’égard de l’Europe consistant à dire que les relations entre les deux parties ne s'arrangeront pas", explique-t-elle à TF1Info
Par ailleurs, si Moscou était en effet responsable du sabotage de Nord Stream, il pourrait s'agir de "créer un stress supplémentaire sur le marché du gaz", affirme Simone Tagliapetra, chercheur pour le cercle de réflexion Bruegel. La Russie pourra "utiliser le sabotage comme prétexte" pour ne jamais reprendre ses livraisons, avance Tor Ivar Strømmen, chercheur à l'Académie navale royale norvégienne.
Toutefois, à court terme, cela ne devrait pas changer grand-chose. Moscou a déjà arrêté début septembre de livrer du gaz à l'Europe via Nord Stream 1, invoquant un problème technique sur les conduites de plus de 1.000 kilomètres qui relient la Russie à l'Allemagne et Nord Stream 2 n'a jamais fonctionné. Les prix du gaz n'ont pas non plus montré de saut significatif : dans la matinée, le coût du TTF néerlandais, qui sert de référence, a pris 10%, avant de repartir à la baisse. Cette faible réaction s'explique par le fait que "la plupart des acteurs du marché" ne "croyaient plus aux livraisons russes" de gaz, selon Lion Hirth.
À plus long terme, ces incidents semblent planter le dernier clou au cercueil des flux de gaz russe vers l'Europe. "Avant, la reprise des livraisons via Nord Stream était improbable. Elle est devenue impossible", résume Johan Lilliestam.
Quelles conséquences pour la sécurité de la région ?
Quel que soit le responsable des actes de sabotage présumé sur Nord Stream, il indique également clairement qu'il est en capacité de frapper d'autres infrastructures énergétiques desservant une Europe en forte demande de gaz et pétrole. "Ce qui se passe en Mer Baltique peut très bien se produire en mer du Nord et en Méditerranée", affirme à l'AFP Sebastian Herold, chercheur à l'Université de Darmstadt. "Les livraisons depuis la Norvège et l'Algérie sont vulnérables", ajoute-t-il. D'autant que mardi, au lendemain des actes de sabotage présumés, Pologne, Norvège et Danemark ont inauguré un gazoduc stratégique qui permettra aux Polonais et Européens d'être moins dépendants des livraisons de Moscou.
"C’est une façon de dire attention, tout ça, ce sont des infrastructures extrêmement fragiles", détaille Céline Bayou. "À un moment où toute l’Europe est très inquiète sur l’hiver qui arrive et sur le manque de gaz, cet incident arrive et peut être perçu comme une sorte de menace sur tous les autres tuyaux, et notamment ceux qui viennent de Norvège". "Pour l'Europe, quel que soit l'auteur, c'est un avertissement. On doit se préparer à bien surveiller nos pipelines", affirme Thierry Bros. Preuve de l'inquiétude qui règne, plusieurs pays, dont la Norvège et l'Allemagne, ont annoncé renforcer leurs systèmes de surveillance autour de leurs installations critiques.
Au micro de la chaîne NRK, le lieutenant-colonel Geir Hågen Karlsen de l'Institut norvégien d'études sur les questions de défense (IFS) a jugé que "les livraisons de gaz norvégien sont probablement la cible la plus grosse et stratégiquement la plus importante pour un sabotage dans toute l'Europe à l'heure actuelle". "Il n'y pas d'indications concrètes de menaces directes contre les installations pétrogazières norvégiennes", a cependant souligné le Premier ministre norvégien, Jonas Gahr Støre. L'Allemagne, elle, a indiqué dans un communiqué que le pays se préparait à "des scénarios qui étaient encore inconcevables il y a peu". La "protection de nos infrastructures critiques", qui recouvrent notamment la production d'électricité, le transport du gaz et matières premières ou à la distribution, "a la plus haute priorité", ont insisté les autorités.
Dans un rapport de 2020, l'OTAN insistait déjà sur la nécessité de "protéger les infrastructures critiques (énergétiques) afin d'accroître la résilience" des pays de l'alliance.
Spoke to @Statsmin Frederiksen on the sabotage action #Nordstream . Paramount to now investigate the incidents, get full clarity on events & why. Any deliberate disruption of active European energy infrastructure is unacceptable & will lead to the strongest possible response. — Ursula von der Leyen (@vonderleyen) September 27, 2022
Quelle est la suite ?
Autour de ces enjeux, une véritable bataille diplomatique s'est également mise en place. La Russie a ainsi demandé une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU, qui se tiendra vendredi, après avoir sommé Joe Biden de dire si les États-Unis étaient à l'origine de ce "sabotage". "La Russie a l'intention de convoquer une réunion officielle du Conseil de sécurité de l'ONU dans le cadre des provocations concernant les gazoducs Nord Stream 1 et 2", a affirmé sur Telegram la porte-parole de la diplomatie russe Maria Zakharova. L'ambassade russe au Danemark a par ailleurs dénoncé mercredi dans un communiqué "un sabotage contre la sécurité énergétique de la Russie et de l'Europe". L'Union européenne a, elle, promis "la réponse la plus ferme" face à "toute perturbation délibérée des infrastructures énergétiques européennes".
De son côté, le service de renseignement suédois a annoncé mercredi prendre la tête d'une enquête pour "sabotage aggravé". La sûreté suédoise (Säpo) a repris à la police l'enquête préliminaire car "il peut s'agir d'un crime grave qui pourrait être au moins en partie dirigé contre les intérêts suédois" et qu'il "n'est pas exclu qu'une puissance étrangère soit impliquée", indique le service dans un communiqué. Les services de sécurité russes (FSB) ont quant à eux ouvert une enquête pour "acte de terrorisme international". "Près de l'île (danoise) de Bornholm, des actions intentionnelles ont été commises pour endommager les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 situés au fond de la mer Baltique", indiquent les autorités dans un communiqué.