Guerre en Ukraine : l'impossible décompte des victimes ?

par Maëlane LOAËC
Publié le 9 mars 2022 à 19h10

Source : JT 13h Semaine

Les camps ukrainien et russe avancent des bilans militaires très différents depuis le début de l'offensive du Kremlin.
La situation extrêmement tendue sur le terrain rend difficile l'identification des victimes, dont celles civiles, et la corroboration des décomptes.

"La guerre fait des centaines de morts, aussi du côté russe", avait déjà affirmé jeudi dernier le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. La veille, son homologue américain Antony Blinken s'inquiétait d'un "ahurissant" bilan humain depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le 24 février, déplorant des "centaines sinon des milliers de civils ont été tués et blessés", mais sans plus de précisions. Si les images des combats et des villes soufflées par les bombes sont omniprésentes, le nombre de victimes du conflit semble quant à lui difficile à cerner. 

Et pour cause, outre le terrain militaire, les deux camps s'affrontent aussi sur le plan psychologique, en faisant remonter des bilans différenciés, en particulier militaires. "Les Ukrainiens ont intérêt à surestimer les pertes russes, et inversement. Quand on est en temps de guerre, la vérité est une victime. Ça vaut encore plus aujourd’hui, avec tous les réseaux sociaux utilisés", explique dans les colonnes du Parisien l’historien Jean-Yves Le Naour.

Les pertes militaires russes au cœur des interrogations

La Russie affirme ainsi dans son unique bilan officiel, publié le 2 mars, avoir fait 2870 morts du côté ukrainien, tandis qu'elle déplore 498 militaires tués et environ 1600 blessés dans ses propres rangs, parmi ses 150.000 soldats mobilisés. Des chiffres probablement sous-estimés selon l'Ukraine et des observateurs occidentaux. Sur son compte Facebook, l'État-major général des forces armées ukrainiennes assure dans son dernier bilan quotidien avoir fait plus de 12.000 victimes du côté russe. Mardi, le Pentagone américain estimait pour sa part que les pertes russes se chiffraient entre 2000 et 4000 morts en 14 jours de conflit - une projection approximative, élaborée à partir de plusieurs sources.

Si ces estimatifs sont difficiles, c'est que la Russie refuse de récupérer les corps de ses soldats morts, une problématique qui avait déjà fait surface au cours des derniers conflits dans lesquels elle s'est engagée, en Tchétchénie et en Géorgie. "Les corps ne sont pas identifiés (pas de plaque militaire) et les soldats sont déclarés disparus ou déserteurs", soulignait sur Twitter Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques. Sur le front ukrainien également, "le décompte sera invérifiable". Le fléau est tel qu'une des plus anciennes ONG russes s'attèle au problème, l'Union des comités des mères de soldats de Russie. 

Les autorités ukrainiennes profitent du phénomène pour faire valoir leur propre bilan et exercer une "pression psychologique" sur la population russe selon la chercheuse, en ouvrant une plateforme pour permettre aux proches de soldats russes d'identifier ceux qui ont été tués ou capturés. Avec un double objectif : gargariser leurs propres troupes en publiant le détail des pertes ennemies, et "encourager la protestation" au sein du camp ennemi, indique-t-elle au journal canadien La Presse. Le nom du site, 200rf, n'est d'ailleurs pas anodin : c'est le code qui était donné aux corps de combattants qui se faisaient rapatrier à Moscou lors des précédentes guerres. Bloquée en Russie, la plateforme continue à diffuser ses informations sur Telegram.

 

Le Kremlin pourrait désormais revoir sa stratégie en publiant un bilan dans ses rangs, tout en continuant toutefois à sous-estimer ses pertes. "Sans doute parce que la guerre dure plus longtemps que prévu et que le régime russe veut mobiliser l'opinion sur les enjeux de guerre en Ukraine, alimenter un discours de haine et de revanche qui autojustifierait les opérations militaires qui sont menées", commente l'historienne Isabelle Davion dans les colonnes de 20 Minutes.

Le bilan des victimes civils probablement largement sous-estimé

Quant aux civils, massivement touchés par les frappes russes en dépit des affirmations de Vladimir Poutine, le décompte des victimes est tout aussi soumis à l'incertitude. La preuve en est, le service d'urgence de l'État affirmait dans un message posté sur son compte Facebook le 2 mars que plus de 2000 personnes avaient été tués depuis le début de l'invasion russe, avant de retirer la publication, rapporte CNN

L'ONU indique dans son dernier décompte, arrêté lundi, que la guerre a fait au moins 474 morts, dont 29 enfants, et 861 blessés. Mais elle signale que ses bilans sont probablement très inférieurs à la réalité, n'intégrant pas les décomptes en cours de vérification comme celui de Marioupol, qui affirme que le siège russe a déjà fait des centaines de victimes entre les murs de la ville. 

En cause, une transmission de l'information particulièrement délicate, entre retards de communication et délai nécessaire pour corroborer les données. D'autant que certains décomptes se révèlent erronés. Dès le début du conflit, le 25 février dernier, Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, déplorait une "guerre d'informations" qui mettait en péril le travail des envoyés de l'ONU sur place, à cause de "de nombreux rapports complètement faux"

Les Ukrainiens et les observateurs peinent en effet à comptabiliser les victimes directement sur le champ de bataille, à cause de la violence de l'offensive russe. "Nous ne savons pas combien de gens sont morts ou blessés dans notre ville. (...) Nous ne pouvons même pas ramasser les corps étendus dans les rues de la ville parce que l'armée russe bombarde continuellement", déplorait dimanche le maire adjoint de Marioupol, Sergei Orlov, sur France 24

Au fil des jours, les bilans locaux tombent ainsi au compte-goutte, à partir de plusieurs sources ukrainiennes, principalement les secours et les autorités municipales et régionales. D'après plusieurs spécialistes, il faut s'attendre à ne jamais déterminer précisément le bilan humain de la guerre ukrainienne.


Maëlane LOAËC

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