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Un an après, l'impossible bilan humain de la guerre en Ukraine

Publié le 20 février 2023 à 14h10, mis à jour le 24 février 2023 à 12h01

Source : Documentaire

Près d'un an après le début de l'invasion de l'Ukraine, Kiev fait état de 140.000 morts dans l’armée russe mais rechigne à communiquer sur son propre bilan.
De son côté, Moscou continue à parler de 6000 soldats tués dans ses rangs.
Difficile cependant de se fier à ces estimations, l’évaluation des pertes humaines étant hautement stratégique en temps de guerre.

Voilà presque un an que la Russie a envahi l’Ukraine. Depuis le 24 février 2022, les combats font rage, des villes tombent, d'autres résistent au prix de batailles meurtrières. Les pertes militaires et civiles y sont nombreuses. En un an, plusieurs bilans ont été fournis, aussi bien par les parties belligérantes que par d’autres sources parallèles. 

Côté russe, plus de 139.000 soldats seraient morts entre le 24 février 2022 et le 15 février 2023, d’après l’État-major de l'armée ukrainienne, qui communique régulièrement sur les pertes chez l’ennemi, et peu sur les siennes. Début décembre, l’État-major a toutefois évoqué la mort de 10.000 à 13.000 soldats ukrainiens dans le conflit, mettant en avant leur transparence sur la question. D'après Kiev, le mois de février serait même le plus meurtrier pour les Russes, avec 800 morts en moyenne chaque jour.

Le Kremlin, lui, reconnait péniblement des morts dans des bombardements ciblés. "Au début de la guerre, les chiffres n’étaient pas du tout communiqués côté russe, ou alors très peu. Ils n’ont pas livré de bilan total depuis et ils se garderaient bien de le faire puisque les estimations seraient de l’ordre de 150.000 morts", souligne Carole Grimaud, spécialiste en géopolitique russe à l'Observatoire géostratégique de Genève. En septembre dernier, le ministre de la Défense russe a fini par admettre près de 6000 soldats tués en Ukraine, une estimation jugée faible par les observateurs occidentaux du conflit.  

Les Américains, "source privilégiée" des Occidentaux

En novembre, de nouvelles estimations américaines ont été fournies, comme c’est régulièrement le cas depuis le début de la guerre. En neuf mois, jusqu’à 100.000 soldats russes et 100.000 soldats ukrainiens seraient morts ou blessés au combat, d’après le Pentagone. Une source souvent reprise, mais qui ne peut être considérée comme neutre, au même titre que les Nations Unies par exemple. "Les Américains reçoivent des informations privilégiées du côté ukrainien, notamment dans le renseignement. On se fie à eux, car ce sont eux qui ont le plus d’informations non divulguées, avec les Ukrainiens, sur le conflit", commente Carole Grimaud. Récemment, la Norvège s’est essayée à dévoiler son propre bilan, estimant plutôt les pertes russes à 180.000 morts ou blessés. Contacté, le ministère des Armées norvégien nuance finalement ces chiffres, "fondés sur des estimations et des hypothèses" étant "incertaines" et devant "être prises avec réserve".

Dans cette guerre, intervient aussi un débat sémantique. Ainsi, certains bilans rapportent les soldats tués et blessés au front, tandis que d’autres mentionnent seulement ceux qui ont péri au champ de bataille. Un point qui peut porter à confusion… et créer l’erreur. En annonçant en décembre 100.000 morts dans l’armée ukrainienne, Ursula von der Leyen voulait inclure en réalité les blessés dans son décompte, comme le détaille Checknews. Une erreur depuis reconnue par la Commission européenne. Mais l'ampleur des pertes dans une guerre est avant tout un enjeu stratégique. "C’est un secret jalousement gardé par les deux camps dans la guerre de propagande", confie l'ONG Amnesty International, qui se garde bien de donner des estimations, n’ayant d'ailleurs pas d’équipe dédiée à cela. 

Les ressources humaines sont une donnée précieuse en temps de guerre, voire la plus précieuse
Guillaume Lasconjarias, historien militaire

Guillaume Lasconjarias, historien militaire et professeur associé à l’université Paris-Sorbonne, y voit aussi des informations "de nature politique". "Vous êtes obligés de survaloriser les pertes infligées à l’adversaire et de sous-estimer celles que l’ennemi vous inflige." Où peut se situer la réalité là-dedans ? "On estime qu’il y a un tué pour trois blessés", résume le spécialiste. Au-delà des pertes subies, le nombre des effectifs disponibles dans chaque armée est un élément tout aussi opaque et crucial pour le camp adverse. "Les ressources humaines sont une donnée précieuse en temps de guerre, voire la plus précieuse. Sur un théâtre comme l’Ukraine, avec un front allant de 1500 à 1800 km, l’annonce de détails comme l’emplacement des hommes est stratégique", insiste Guillaume Lasconjarias.

Sachant que ces informations se révèlent hautement précieuses et stratégiques, dresser une estimation fiable et au plus proche de la réalité relève de l’impossible. Et cela pour une raison précise : "Aujourd’hui, aucun pays occidental ou instance officielle ne se trouvent sur le terrain", tranche Carole Grimaud, exception faite de la présence de l’ONU, chargée d’apporter une aide humanitaire et alimentaire aux civils. "Les chiffres disponibles sont donnés par des commandants d’unité, qui les rapportent à leur supérieur. Ils sont ensuite recoupés par les études les plus indépendantes. La difficulté, finalement, elle est là : ce n'est pas d'obtenir des chiffres, mais les vérifier." 

Les estimations de l’ONU existent, mais concernent seulement les civils. En onze mois de guerre, plus de 7000 Ukrainiens auraient été tués dans le pays et plus de 11.000 blessés, selon un bilan du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, qu'il reconnait lui-même comme "probablement inférieur à la réalité". Pour le reste, il existe des signaux faibles permettant de se faire une idée de l’ampleur des pertes militaires observées sur le terrain. "Le fait que Wagner (une milice russe opérant en Ukraine, ndlr) se soit tourné vers les prisons pour trouver de nouveaux combattants induit qu’il y a eu des pertes importantes", déchiffre Carole Grimaud. 

Le bilan, le vrai, ne sera sûrement connu qu'à l'issue du conflit. Pour Guillaume Lasconjarias comme pour Carole Grimaud, "plusieurs années" seront alors nécessaires pour obtenir un décompte précis et fiable des pertes. Plusieurs conditions devront alors être réunies, comme une résolution du conflit favorable à Kiev. Selon Carole Grimaud, "l'Ukraine pourra alors communiquer sur les morts dans les régions occupées quand elle aura repris ces territoires". Côté russe, il est possible que de tels chiffres, vérifiés par des chercheurs, ne soient jamais rendus publics avec Vladimir Poutine au pouvoir.

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Caroline QUEVRAIN

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