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Guerre en Ukraine : comment TikTok est devenu le théâtre de la désinformation

par Lea PRATI
Publié le 28 avril 2022 à 18h29
REPORTAGE – En quelques années TikTok a ringardisé Facebook, détrôné Instagram et WhatsApp. L'application chinoise est devenue la référence avec ses vidéos courtes et rythmées, mais attention aux risques d'addiction et de dérapage.
REPORTAGE – En quelques années TikTok a ringardisé Facebook, détrôné Instagram et WhatsApp. L'application chinoise est devenue la référence avec ses vidéos courtes et rythmées, mais attention aux risques d'addiction et de dérapage.

Il faudrait 40 minutes, sur TikTok, pour tomber sur une vidéo de désinformation concernant la guerre en Ukraine, car la Russie use de la plateforme pour diffuser sa propagande.
Ce phénomène s'explique par l'algorithme de TikTok qui favorise la diffusion de vidéos trompeuses.
Ce qu'expliquent des spécialistes à TF1info.

Bombardements, incendies, paroles de personnalités politiques… Comme tous les réseaux sociaux depuis le début de la guerre en Ukraine, TikTok est largement utilisé pour diffuser la propagande russe et, dans une moindre mesure, ukrainienne. Le problème : de nombreuses vidéos contiennent des contenus fallacieux et reçoivent un nombre de vues extrêmement élevé. Selon une enquête de Newsguard, une start-up spécialisée dans la désinformation en ligne, il serait ainsi possible de tomber sur une vidéo mensongère concernant la guerre en Ukraine seulement 40 minutes après s’être connecté à l’application.

La majorité de ces contenus "sont de courts extraits avec des personnalités politiques expliquant que la Russie n’était pas l’agresseur et que l’Ukraine devait être dénazifiée", détaille à TF1info Chine Labbé, l'une des analyses qui a participé à l'enquête de Newsguard. De son côté, la BBC recense plusieurs types de vidéos manipulées : des faux flux en direct, des séquences tirées de jeux vidéo (comme Call of Duty) et les captations de guerre (conflit en Ukraine en 2014, Syrie ou encore Libye). 

La majorité des fake news concernant la guerre en Ukraine sont des contenus satiriques vis-à-vis de personnalités politiques ou explicitement clivants ou violents.

Des contenus majoritairement pro-russes

Mais d'où viennent exactement ces vidéos ? La grande majorité d'entre elles sont d’origine pro-russes. Quelques-unes sont bien à mettre à l'actif de comptes pro-ukrainiens, comme des images du fantôme de Kiev, mais sont bien moins nombreuses. 

La prédominance de contenus en faveur du gouvernement russe s’explique par le développement d’une guerre informationnelle inégale entre les deux pays. La Russie possède des outils de propagande extrêmement développés. D’importantes chaînes financées par l’État russe, tels que RT, Sputnik ou encore l’agence de presse TASS, s'adonnent à cette "guerre de l’information" sur les réseaux sociaux. 

Face à la "machine de propagande russe, les habitants ukrainiens tentent tant bien que mal de mettre en valeur leur pays sur les réseaux sociaux", glisse Chine Labbé. Jusqu'au plus haut sommet de l'État : le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s'est largement emparé des réseaux sociaux comme Twitter et Telegram pour informer la population et la communauté internationale des avancées russes en territoire ukrainien. 

Fin février, la rédactrice en chef du média d'État RT publiait sur son compte personnel une vidéo d’un présentateur expliquant que l’invasion russe était "nécessaire" pour contrer les "nazis sanglants". Au total, la vidéo a fait plus de 4,3 millions de vues.

Cette importante visibilité s'explique par plusieurs facteurs. Les contenus publiés par les médias russes sur TikTok sont, le plus souvent, bien ficelés et respectent les codes de l'application. Pour atteindre une visibilité importante, les utilisateurs doivent utiliser certains marqueurs spécifiques à TikTok, comme la musique. Cette fonctionnalité d’audio réutilisable était initialement conçue pour les séquences en playback, mais elle a largement participé à la propagation de fausses informations. Le 18 février 2022, par exemple, un audio contenant des coups de feu a été utilisé plus de 1700 fois avant que TikTok ne la supprime définitivement. 

En parallèle, des influenceurs présents sur TikTok auraient été payés par le gouvernement russe pour diffuser de fausses informations sur l'invasion de l'Ukraine et faisant l'éloge du Kremlin, comme l’explique une enquête de Vice. Selon Olivier Ertzscheid, maître de conférence en sciences de l'information à l'Université de Nantes, la visibilité est inhérente au nombre d'abonnés d'un compte. "L'État russe a tout intérêt à faire appel à des comptes d'influenceurs avec un nombre important d'abonnés. Ils sont surpondérés et l'algorithme va davantage les mettre en avant quand un compte anonyme devra faire usage des marqueurs spécifiques à ce réseau social."

Un design qui gomme tout marqueur spatio-temporel

La diffusion d’un nombre important d'informations mensongères vient aussi du design même de l’application, conçue pour devenir rapidement addictive pour les utilisateurs. "Le design très bien fait de TikTok est aussi extrêmement problématique", explique l’analyste. En effet, l’interface sobre est créée pour que les interactions se déroulent le plus rapidement possible : l'utilisateur fait défiler des dizaines de vidéos en quelques secondes jusqu'à en croiser une qui l'intéresse. Il n’y a aucune hiérarchisation de l’information, aucune labellisation, aucune contextualisation. 

Cet élément est d’autant plus problématique que 38% des utilisateurs du réseau social ont entre 13 et 17 ans et "n’ont pas forcément les capacités pour différencier ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas", ajoute Chine Labbé. De son côté, Olivier Ertzscheid affirme que TikTok est l’aboutissement d’une vision des réseaux sociaux beaucoup plus ancienne. "Dans l’interface de TikTok, on gomme l’ensemble des référents contextuels pour que les utilisateurs puissent s’affranchir de tout marqueur spatio-temporel. Tous ces contenus ont donc du sens, peu importe le moment du visionnage", décrit le chercheur.

Au final, certaines de ces fake news se trouvent être particulièrement réalistes et peu détectables. Elles sont largement partagées par les utilisateurs, ce qui pousse l'algorithme à le mettre en avant. Le cercle est vicieux : "C'est un effet mécanique et circulaire", explique Olivier Ertzscheid. Le mode de gestion de la plateforme et la modération des contenus reste encore aujourd'hui particulièrement opaque. "L'intérêt géopolitique fort de la guerre en Ukraine se retrouve dans la gouvernance du réseau social", ajoute-t-il. En effet, TikTok est géré par l'entreprise chinoise ByteDance. Au regard de la proximité entre Pékin et Moscou dans ce conflit (Xi Jinping n'a pas condamné l'invasion russe), "on est obligé de se poser la question d'une possible influence russe."


Lea PRATI

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