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Des manifs antivax aux discours pro-russes, la complosphère française fait évoluer ses luttes

Publié le 22 mars 2022 à 18h06, mis à jour le 26 mars 2022 à 16h37

Source : JT 20h WE

En ligne, l'opposition aux vaccins ou aux mesures sanitaires liées au Covid se poursuivent et évoluent.
Au cours des dernières semaines, les discours conspirationnistes se sont en partie déportés sur un autre sujet d'actualité : la guerre en Ukraine.
Opposition frontale au(x) pouvoir(s), haine des médias et théories complotistes : des ingrédients similaires à ceux observés durant le Covid nourrissent aujourd'hui des discours pro-russes.

Très remontés contre des plateformes comme YouTube, Twitter ou Facebook – qu'ils accusent de censure –, les militants hostiles à la politique sanitaire et/ou aux vaccins poursuivent aujourd'hui encore leur mobilisation sur les réseaux sociaux. Ce mouvement protéiforme, qui compte davantage de figures que de véritables leaders, se trouve confronté à des événements qui ne peuvent laisser indifférent. Dans ce contexte, si la guerre en Ukraine n'a pas chassé des esprits l'opposition au gouvernement et au passe vaccinal, de nouveaux discours émergent au sein de la complosphère française. Jusqu'à voir émerger une forme de "convergence des luttes". 

Des figures de proue qui s'engouffrent dans la brèche

Sur Facebook par exemple, où des citoyens en grand nombre se sont rassemblés pour lutter contre ce qu'ils qualifient de "dictature sanitaire", le Covid-19 reste très présent dans les esprits comme dans les discussions. La guerre dans l'Est de l'Europe, pourtant, s'invite au détour des débats, évoquée au sein de groupes privés rassemblant parfois plusieurs dizaines de milliers de membres. Si aucune position unanime n'émerge, il est fréquent que des internautes prennent leurs distances avec les discours majoritaires de soutien à l'Ukraine.

Dénoncer les agissements russes est notamment perçu comme un soutien implicite aux autorités et aux pouvoirs en place dans les pays occidentaux. Le conflit devient une nouvelle porte d'entrée pour critiquer les dirigeants, ce qu'illustre l'image ci-dessous, issue d'un groupe privé rassemblant 30.000 personnes.

Image partagée sur un groupe privé Facebook

Des figures du mouvement antivax/antipass, très populaires au sein de la complosphère, ont également pris la parole sur l'Ukraine, partagées entre une certaines réserve et un soutien plus ou moins franc à Moscou. Rallié à Nicolas Dupont-Aignan faute de parrainages suffisants pour se présenter à la présidentielle, Florian Philippot point régulièrement du doigt des discours qu'il juge complaisants à l'égard de l'Ukraine. "Zelensky, prix Nobel de la Paix, vraiment ?! Pour récompenser les multiples bombardements du Donbass c’est ça ?", lançait-il voilà quelques jours, se gardant bien de condamner l'invasion menée sous l'impulsion de Vladimir Poutine et raillant l'action de l'Otan.

L'avocat Carlo Alberto Brusa, fondateur de l'association Reaction19 et militant de longue date contre les politiques sanitaires, a jusqu'à présent peu communiqué autour de l'Ukraine. Ses rares messages sur Twitter par rapport à la guerre ont toutefois consisté à apporter un soutien à la chaîne pro-russe RT, désormais interdite d'émettre en France, ainsi qu'à pointer du doigt le lancement d'une application mobile en Ukraine jugée peu démocratique. La Russie de Vladimir Poutine se voit, là encore, ménagée. Très véhéments dans le cadre de la crise sanitaire, l'avocat de Didier Raoult Fabrice Di Vizio et la députée Martine Wonner ont pour leur part fait preuve d'une certaine prudence. Quand le premier assume ne "rien piger à cette guerre", la seconde évite de s'exprimer sur le sujet et se concentre sur ses critiques adressées au gouvernement.

Qu'en est-il des militants plus méconnus ? Dans une récente interview, maître de conférences et fin analyste des cultures numériques, Tristan Mendès France constatait une "bascule évidente" d'une partie de "la 'covido-complosphère' [...] en train de se mélanger avec une autre complosphère pro-Poutine". Cela se traduit jusque dans la sphère culturelle, avec un artiste comme Booba : le rappeur a ainsi suspendu sa collaboration avec une grande marque de prêt à porter, au motif qu'elle suspendait ses activités en Russie. Le même Booba qui dénonçait il y a quelques semaines les mesures sanitaires du gouvernement et remettait en cause l'efficacité des vaccins.

Des médias vilipendés

Que ce soit à propos de la crise sanitaire ou de la guerre en Ukraine, un élément commun relie les discours conspirationnistes. Il s'agit de la défiance, voire de la détestation des médias dits "mainstream". Accusés de mentir, de dissimuler des informations, d'être partisans ou à la solde du pouvoir, ils se voient aussi taxés d'une diabolisation injuste de Vladimir Poutine. 

Les médias sont très régulièrement pointés du doigt pour leur couverture du conflit.
Les médias sont très régulièrement pointés du doigt pour leur couverture du conflit. - Captures écran Twitter

La décision d'interdire la diffusion des chaînes pro-russes RT et Sputnik, mise en application le 2 mars suite à une décision prise à l'échelle de l'UE, a été perçue comme une nouvelle forme de "censure" au sein de la complosphère. Une mesure qui fait écho aux suppressions massives de messages hostiles à la vaccination sur de multiples plateformes et que les opposants aux politiques sanitaires décrivent comme une atteinte à la liberté d'expression.

Dans ce contexte, des plateformes qui se présentent comme des sites d'information indépendants cherchent à attirer les internautes qui se détournent des médias traditionnels. Le site "Le libre penseur", qui a relayé de multiples fake news relatives à l'épidémie de Covid-19, récidive aujourd'hui au sujet de la guerre en Ukraine, faisant notamment passer la vidéo d'un cinéaste français pour des images de propagande commanditées par le Parlement de Kiev. Le choix des mots traduit également le rapprochement avec le mouvement de contestation autour du Covid, puisque se répand l'usage du terme "ukrainisme" pour désigner un soutien inconditionnel à l'Ukraine. Une référence assumée au "covidisme", utilisé très largement dans la complosphère depuis deux ans.

Que ce soit du côté des plateformes de "réinformation" telles qu'elles se décrivent ou de celui des militants en ligne, des arguments récurrents sont avancés. Les "néonazis" ukrainiens sont mis en avant, faisant écho à la communication du Kremlin, tout comme l'influence majeure des États-Unis, par l'intermédiaire ou non de l'Otan. Le rôle central des Américains se trouve au cœur d'une rhétorique assez habituelle dans le milieu du conspirationnisme. Des discours qui font écho à un récent article publié par le site d'extrême droite "Boulevard Voltaire". Ce dernier, sans afficher de position pro-russe, illustrait sa publication d'une photo de Joe Biden et titrait : "Vieilles guerres, nouveaux conflits, même coupable"

La galaxie des "anti"

Des militants antivax/antipass, margninalisés par leur engagement au cours de la crise sanitaire, ont fini par se radicaliser. Et se retrouvent désormais dans une forme d'opposition à tout ce qui peut se voir assimilé de près ou de loin à l'expression d'une pensée dominante. "Pour beaucoup, si on leur dit blanc, il faut qu’ils disent noir", a confié avec circonspection au Monde un homme pourtant lui-même très mobilisé contre le pass sanitaire. Tristan Mendès France évoque d'ailleurs "une modalité centrale du système de pensée complotiste, que d’imaginer que 'tout est lié'". Il voit s'agiter "les mêmes acteurs de la désinformation sanitaire qui passent d’un sujet à l’autre, quand ils ne tentent pas de faire le lien entre le Covid et la guerre en Ukraine".

Une tribune publiée par le sulfureux site France Soir résume cette forme de convergence des luttes. "De la Covid à l’Ukraine, ne s’agit-il pas de la même guerre ?", peut-on notamment lire. "La guerre et la dictature ne sont pas des états figés et définis, mais un processus ayant différentes formes et intensités selon les rapports de force du moment et les cultures impliquées." Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les opposants au pass sanitaire se muent en contestataires d'une "pensée unique" pro-ukrainienne.

Soulignons enfin les résultats d'un étonnant sondage réalisé début mars et relayé ces derniers jours par l'agence canadienne Science Presse. 1035 Canadiens de plus de 18 ans ont été interrogés afin de tenter d'établir un lien entre le soutien à l'invasion russe et l'adhésion à la vaccination contre le Covid. Il apparaît à l'issue de cette enquête d'opinion que "ceux qui ne sont pas vaccinés seraient 12 fois plus susceptibles de croire le président russe". Plus précisément, "26% des non-vaccinés ont dit que l’invasion de l’Ukraine était 'justifiée", et 35% étaient sans opinion". Un écart impressionnant avec les "2% de Canadiens qui ont reçu trois doses du vaccin" et qui ont déclaré soutenir l’invasion. Des triples vaccinés qui n'étaient que 4% à de déclarer sans opinion.

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Thomas DESZPOT

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