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Le massacre de civils à Boutcha, cas d'école de la propagande russe et de la complosphère

Publié le 4 avril 2022 à 18h54

Source : TF1 Info

Des cadavres de civils ont été découverts ce samedi à Boutcha dans le sillage de l'armée russe battant en retraite.
L'Ukraine évoque des "crimes de guerre", la Russie rétorque qu'il s'agit d'une "mise en scène".
Des propos repris en chœur par les complotistes français, malgré les témoignages des médias occidentaux sur place.

L'ensemble de l'Europe a découvert, mortifiée, ce qui se déroule à quelques heures de ses villes en paix. Ce samedi 2 avril, à Boutcha, au nord-ouest de Kiev, les images de civils retrouvés morts après le départ des troupes russes ont été diffusées dans le monde entier. Des scènes d'horreur qui témoignent de la brutalité de l'armée russe. Mais qui n'ont pas convaincu les plus fervents défenseurs de Moscou.

De la télé russe aux smartphones français

Initialement passées sous silence, ces images ont fini par provoquer une réaction russe. Après que l'Otan a dénoncé des actes "absolument inacceptables" et que Paris a condamné "avec la plus grande fermeté de tels actes constitutifs, s'ils sont confirmés, de crimes de guerre", l'armée russe a démenti "catégoriquement" les accusations. "Pendant la période au cours de laquelle cette localité était sous le contrôle des forces armées russes, pas un seul résident local n'a souffert d'actions violentes", a déclaré le ministère de la Défense, plus de douze heures après les premières révélations.

Une ligne de défense reprise en chœur dans les médias proches du Kremlin. Le soir-même, sur la chaîne Rossiya-141, Vladimir Solovyov a accusé les "Britanniques" d'avoir "mis en scène cette provocation". Ce présentateur prédisait même que l'Ukraine et ses alliés accuseront Moscou "de génocide". Sur la même antenne, une journaliste affirmait quant à elle que les corps sont ceux de civils " tués par les forces ukrainiennes parce qu'ils n'ont pas résisté aux Russes".

Deux versions, mais une même idée : celle d'une "mise en scène", d'une "provocation". Dans la soirée, les comptes diplomatiques du Kremlin ont donné de l'écho à cet argumentaire. Les images sont une "nouvelle mise en scène de Kiev pour les médias occidentaux", pouvait-on lire sur le compte Twitter de l'ambassade russe au Congo. "Les Affaires étrangères au Canada sont trompées par les mises en scènes ukrainiennes montrant de faux cadavres", a posté la représentation diplomatique russe à Ottawa.

Un narratif qualifié de complotiste, tant il affirme sans démontrer. Dont les destinataires sont les internautes occidentaux. Car tout l'intérêt pour le Kremlin est de s'appuyer sur ces relais d'influence internationaux. "La Russie a bien compris qu'elle ne peut pas, à elle seule, avoir la force de frappe suffisante pour nuire à la qualité de l'information occidentale", analyse Tristan Mendès France, spécialiste des cultures numériques à l'Université de Paris. "Donc elle doit s'appuyer sur ces relais". Le dispositif a, en partie, fonctionné : ce lundi matin, ces mots étaient repris par les membres des sphères complotistes françaises.

Foisonnement des scénarios et multiplication du doute

Partout, le discours est identique. Et les preuves apportées sont maigres. Certains interprètent une goutte d'eau sur un pare-brise de voiture comme le mouvement de main d'une personne décédée. D'autres croient savoir qu'un cadavre finit par "s'asseoir" après le passage des caméras, oubliant que cet effet d'optique est le résultat de la déformation du rétroviseur. Une autre théorie dit, quant à elle, que ce carnage est à mettre au passif de l'armée ukrainienne, arrivée dès le 30 mars sur place. Si le calendrier est bon, cette zone de la ville était minée de toute part. Et donc inaccessible aux médias, contrairement aux images amateurs, qui documentaient ce massacre dès le 1er avril. Ces deux théories sont devenues virales en France ce lundi, initialement partagées par deux médias russes (espreso.tv et Tsargrad TV).

La sphère d'influence française - qui se veut celle de la "réinformation" – est devenue le mégaphone de la propagande russe. Un messager idéal, tant son "écosystème informationnel était déjà branché sur la propagande russe", d'après Tristan Mendès France. "Tout cet espace contaminé de la sphère covido-sceptique est facilement devenu pro-Kremlin, avec un capital d'audience qu'on connaît", note-t-il. 

Mais les faits sont têtus. Et corroborés par de nombreux journalistes sur place. À l'instar de notre équipe, dont le grand reporter, Michel Scott, l'un des visages de TF1 en Ukraine. Il nous explique que "rien, dans ce que nous avons vu, ne nous permet de penser à une mise en scène". "Ici à Boutcha, les morts sont connus. Ce sont des frères, des gendres, des filles… On rencontre des voisins, des parents qui les connaissaient", explique Michel Scott. Et l'ampleur du massacre est généralisée. 

DÉCRYPTAGE - Massacre de Boutcha : la difficile enquêteSource : JT 13h Semaine

Alors comment expliquer que la propagande russe prenne quand même ? Car cet événement comporte encore de nombreuses zones d'ombres. Et notamment sur le calendrier des faits et sur le responsable de ce carnage. Des inconnues que seule une longue enquête pourra élucider. En attendant, l'Occident prend encore toutes ses précautions. "Nous continuons de rester attentifs et de chercher des faits, même au cœur de l'horreur", témoigne notre reporter. 

Ce massacre se révèle un terrain fertile pour la propagande russe, habituée à crier à la mise en scène. Dans ce conflit, on a déjà pu en faire l'expérience avec l'attaque de la maternité ou du théâtre de Marioupol. "Dès qu'une séquence est défavorable au Kremlin, la machine à propagande va chercher à créer la confusion, en diffusant systématiquement différents scénarios", rappelle le spécialiste des cultures numériques. Car, plus on propose de théories, plus il y a de probabilité que l'une d'elle gagne en visibilité. C'est mathématique. Par ce biais, la Russie espère que "certains scénarios prennent en traction". Ou du moins, elle fait le pari que la multiplication des narratifs complotistes finissent par susciter la confusion en Occident. La reprise, de certains d'entre eux par des comptes francophones, illustre la capacité de la machine russe à y parvenir.  

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Felicia SIDERIS

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