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Les États-Unis ont-ils annoncé dès 2014 leur volonté de "couper les gazoducs russes" ?

Publié le 3 octobre 2022 à 20h36, mis à jour le 4 octobre 2022 à 14h46

Source : Le CLUB

Un extrait vidéo circule très largement depuis quelques jours sur les réseaux sociaux, laissant entendre que les États-Unis seraient responsables du sabotage des pipelines Nord Stream 1 et 2.
Condoleezza Rice, ancienne figure de la diplomatie américaine, aurait évoqué dès 2014 la possibilité de "couper les gazoducs russes".
Des propos en partie déformés, qui nécessitent d'être recontextualisés.

Ce lundi, devant les députés, la Première ministre Élisabeth Borne s'est bien gardée de toute accusation suite au sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Si l'implication de la Russie est fortement suspectée, notamment du côté occidental, d'autres thèses évoquent un acte diligenté par les États-Unis. Sur les réseaux sociaux, diverses théories sont avancées, certaines cherchant à accréditer cette thèse d'une responsabilité américaine. 

La dernière en date s'appuie sur les propos de Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d'État américaine (l'équivalent de notre ministre des Affaires étrangères). Le court extrait vidéo tiré d'une de ses interviews fait beaucoup réagir : "En 2014, Condoleezza Rice avouait cyniquement que le principal but géopolitique des USA était de 'réorienter les approvisionnements de gaz de l'Europe vers l'Amérique du Nord en coupant les gazoducs russes'", peut-on lire. Une retranscription déformée.

Aucun sabotage des gazoducs n'est évoqué

Sur ces images, on note la présence dans la partie inférieure gauche d'un logo avec inscrit "N24". Cette chaîne allemande a depuis été renommée "Welt", mais l'on retrouve sur le site du média l'extrait dont il est ici question. Plusieurs éléments sont à noter : tout d'abord le fait que l'entretien remonte à mai 2014, une période durant laquelle les tensions étaient déjà très fortes à l'est de l'Europe, en marge de l'annexion de la Crimée par la Russie. 

On constate par ailleurs que la séquence partagée en ligne par le média allemand n'est qu'un court extrait d'une plus longue interview, réalisée à l'origine par le média américain Ozy. N24 s'est contenté de repartager au public allemand le passage au cours duquel Condoleezza Rice évoquait l'attitude de l'Allemagne dans le conflit, et analysait la position de la chancelière de l'époque, Angela Merkel. L'échange original, apprend-on, s'est déroulé dans les bureaux de l'ancienne cheffe de la diplomatie, au sein du campus de l'Université de Stanford, "pour une conversation variée sur tous les sujets, des affaires mondiales en passant par ses athlètes préférés". 

Il faut souligner qu'en mai 2014, Condoleezza Rice ne représentait plus le gouvernement américain depuis plus de cinq ans déjà. Elle a occupé le poste de secrétaire d'État du 26 janvier 2005 au 20 janvier 2009. Elle ne s'exprimait donc qu'en tant qu'ancienne figure de l'administration Bush. 

Lorsque l'on écoute plus en détails l'extrait, on constate que la retranscription effectuée par des internautes francophones est en partie trompeuse. Condoleezza Rice n'évoque à aucun moment la possibilité pour les États-Unis de "couper" les gazoducs russes. Voici une retranscription plus fidèle de ses propos : "Nous devons imposer des sanctions plus sévères [à la Russie, NDLR]. Et je crains qu'à un moment donné, cela doive probablement impliquer le pétrole et le gaz [...] Sur le long terme, l'enjeu est de changer la structure de l'indépendance énergétique. Que l'Europe dépende davantage de la plateforme énergétique nord-américaine, des formidables ressources en pétrole et gaz que nous trouvons en Amérique du Nord. Vous voulez avoir des pipelines qui ne passent pas par l'Ukraine et la Russie. Pendant des années, nous avons essayé d'amener les Européens à envisager d'autres voies d'approvisionnement. Il est temps de le faire."

Dans ces déclarations, on observe que l'ancienne secrétait d'État suggère de profiter des tensions en Europe pour tenter de renforcer la coopération américano-européenne en matière d'énergie. Une forme de lobbying très appuyé, mais rien qui ne laisse entrevoir une volonté des États-Unis de couper les gazoducs russes.

Des tensions qui remontaient à 2009

Pour mieux comprendre les propos de Condoleezza Rice, remontons un peu le temps. En 2009 déjà, une crise de l'énergie frappait l'Europe : début janvier, la Russie (Gazprom en tête) cessait les livraisons de gaz transitant par l'Ukraine. Moscou accusait Kiev de détourner une partie du gaz en transit et ce que l'on nomme le "gaz technique", utilisé pour la mise sous pression des gazoducs. Une première crise diplomatique qui s'était conclue par des accords quelques semaines plus tard, ainsi qu'un rétablissement des flux. 

En 2014, à l'époque où s'exprimait Condoleezza Rice, l'actualité était à nouveau dominée par la crise en Ukraine. Outre la question de l'intégrité territoriale du pays, mise à mal en Crimée, des tensions émergeaient à nouveau autour des hydrocarbures. L'Allemagne, très dépendante de Moscou, redoutait notamment une coupure des approvisionnements en représailles, d'autant qu'elle venait de s'engager à abandonner progressivement le nucléaire. Ce contexte pouvait être vu comme une opportunité côté américain, grand producteur, avec le Canada, de gaz de schiste. 

Un chercheur, cité par l'AFP fin avril 2014, commentait l'attitude américaine et estimait que Washington se montrait finalement très prudente en matière de sanctions contre la Russie. "Les Américains s'imposent beaucoup de retenue parce qu'ils ne veulent pas que l'alliance transatlantique soit affaiblie par une question de sanctions", faisait remarquer Joerg Forbrig. De nombreux pays européens se trouvant dépendants de la Russie sur le plan énergétique, les États-Unis ne voulaient pas mettre en difficulté leurs alliés en les exposants à des représailles susceptibles de mettre en péril leurs approvisionnements, selon ce chercheur. Une position bien éloignée de la crise actuelle, rythmée par les sanctions occidentales contre Moscou. 

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Thomas DESZPOT

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