INTERVIEW - L'offensive d'Ankara contre une milice kurde dans le nord-est de la Syrie a provoqué jeudi 10 octobre la fuite de milliers de civils et suscite un tollé international. Une crise que décrypte pour LCI Adel Bakawan, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Déjà plusieurs dizaines de morts, une crise diplomatique et une potentielle résurgence de Daech : l'offensive d'Ankara dans le nord de la Syrie suscite l'inquiétude, trois jours après son déclenchement. Si les appels au calme se multiplient, Recep Tayyip Erdogan semble pour l'heure inflexible. Le président turc semble décidé à écrire un nouveau chapitre dans le conflit entre son pays et le peuple kurde. Les explications du sociologue Adel Bakawan, directeur du centre de sociologie de l’Irak (CSI), et chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Le retrait des troupes américaines en Syrie a-t-il déclenché un processus mûri par le président turc Recep Tayyip Erdogan depuis plusieurs mois ?
Bien évidemment. Personne n'est dupe : sans le feu vert de Donald Trump, il n'aurait jamais pris une telle décision.
Pourquoi les Kurdes sont-ils une obsession pour le président Erdogan ?
Il ne s'agit pas uniquement d'Erdogan, mais d'une classe politique nationaliste, disons même conservatrice, qui dirige le pays depuis 1921. Depuis cette date-là, les dirigeants considèrent que deux territoires – le Kurdistan irakien et le Kurdistan syrien – font partie intégrante de la Turquie. Revenons en arrière : en 1920, le Traité de Sèvres signé par les alliés partage l'Empire ottoman et prévoit un Etat pour les Kurdes. Mais lorsque Mustafa Kemal Atatürk prend le pouvoir en 1923, il impose un nouveau traité, celui de Lausanne. Et celui-ci va abroger les articles prévoyant un Kurdistan autonome.
Autre raison pouvant expliquer l'intervention d'Erdogan : le terrorisme du PKK (ndlr, le Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation politique armée considérée comme terroriste par l'UE et Ankara), qui est une obsession pour la Turquie en raison de la menace qu'il représente. Depuis 1984, il y a eu au moins 40.000 victimes des deux côtés, des milliards de dollars dépensés dans le conflit, des processus pour une "dékurdification"….
Le peuple kurde renferme "une diversité politique très riche"
Depuis quelques jours on entend dire que Donald Trump a lâché les Kurdes. Ce terme ne revêt-il pas une réalité plus complexe ?
Certes, il y a un peuple kurde. Mais à l'intérieur de ce peuple – comme n'importe quel peuple d'ailleurs – il y a une diversité politique très riche. La droite et la gauche, des islamistes, des laïques, des nationalistes, des démocrates… Tout ce "petit" monde est en rapport de force. Pour faire simple, il y a les Kurdes d'Irak qui sont dirigés par le Gouvernement régional du Kurdistan Irakien (GRK) et de l'autre côté, le PKK. Cette formation domine la question kurde en Turquie et en Syrie. Le GRK, lui, domine la question kurde en Irak et en Iran. Il est dirigé par Masrour Barzani, tandis que le leader des kurdes de Syrie et de Turquie est Abdullah Öcalan (ndlr, il est emprisonné en Turquie depuis 1999). Ces deux acteurs sont antagonistes, il s'agit de deux idéologies différentes, deux univers en contradiction.
Recep Tayyip Erdogan a menacé d'ouvrir les portes de l'Europe à des millions de réfugiés. Faut-il le prendre cette au sérieux ?
Indiscutablement. Lorsqu'un rapport de force s'établit, chaque acteur joue ses propres cartes. Or, depuis le coup d'Etat manqué de 2015, la Turquie ne peut plus actionner le levier militaire. Le président a incarcéré des milliers d'officiers (ndlr, ils étaient soupçonnés d'allégeance à l'opposant exilé Fethullah Gülen). En outre, les Occidentaux ont mis entre parenthèses leur soutien militaire à Erdogan, lequel n'a d'ailleurs pas de très bonnes relations diplomatiques avec le monde arabe, que ce soit l'Arabie Saoudite ou l'Iran, par exemple. Sans parler de la Russie, qui souhaite un affaiblissement de la Turquie pour imposer son propre agenda…
Au fond, de quelles cartes disposent la Turquie ? J'en vois deux. Tout d'abord celle des réfugiés. Nous savons très bien que l'Europe ne peut pas accepter de nouvelles vagues d'immigration, notamment parce que cela pourrait déstabiliser l'opinion publique. Erdogan en est conscient. Autre carte, celle des radicaux. La seule et unique porte pour que les djihadistes internationaux entrent en Syrie est la porte turque. Ces frontières constituent un enjeu crucial. La Turquie le sait et pourrait jouer dessus.
"Seule, la France ne peut rien faire"
Comment les Kurdes peuvent-ils réagir ?
Ils ont deux options, relativement dramatiques. Ils pourraient en effet radicaliser leur conflit avec la Turquie en entrant dans une résistance "suicidaire", au nom de certaines valeurs, comme on a pu le voir à Afrine l'an dernier. Mais cela signifierait que leurs villes et leurs villages seraient ravagés, à l'image de Mossoul. Autre option : les Kurdes disposent de prisons dans lesquelles des milliers de djihadistes sont enfermés. S'ils venaient à être délibérément libérés, ils pourraient mettre en danger la Syrie mais aussi la Turquie et toute la région. Troisième piste : chercher un accord avec Damas. Enfin, cela parait très peu probable, mais le PKK pourrait entrer en négociations avec Ankara pour abandonner la lutte armée et sauver sa présence en Syrie.
Que peut faire la France dans cette crise ?
Seule, la France ne peut rien faire. En revanche, en tant que membre du Conseil de sécurité de l'ONU, ou en tant que poids lourd en Europe et puissance économique, elle pourrait plaider pour une intervention des Casques bleus. Certes, il peut y avoir un veto des Etats-Unis ou de la Chine, de la Russie… Mais la France pourrait mobiliser les pays européens pour envoyer quelques milliers de soldats. La Turquie peut s'opposer à un seul pays, mais pas à une coalition. Autre piste : l'Alliance atlantique. La Turquie fait partie de cette alliance, et à ce titre, elle a des engagements. La France peut lui rappeler ces principes.
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