Condamnée pour diffamation, l'actrice est contrainte de verser 10,4 millions de dollars à son ex-mari, qu'elle accusait de violences conjugales.Selon des militantes féministes et des spécialistes, le verdict du procès et sa couverture ébranlent le mouvement #MeToo, mais prouvent en même temps sa nécessité.
De semaine en semaine, le duel ultra médiatisé a tenu en haleine depuis le 11 avril des milliers d'internautes. L'acteur Johnny Depp sort finalement vainqueur de son procès en diffamation contre son ancienne compagne Amber Heard, pour une tribune publiée en 2018 dans le Washington Post, dans laquelle elle se décrivait comme une victime de violences sexuelles et conjugales sans nommer son ex-mari.
Un texte signé en pleine vague #MeToo, un mouvement qui a dénoncé le harcèlement sexuel et les viols commis par des hommes influents contre des femmes et créé une véritable onde de choc dans le monde du cinéma. Mais cinq ans plus tard, après ce verdict qui condamne Amber Heard à 10,4 millions de dollars de dommages-intérêts pour diffamation contre deux seulement pour son ex-mari, également condamné, pourrait-il avoir du plomb dans l'aile ?
Le procès "m'a rendu la vie", a commenté l'interprète de la saga "Pirates des Caraïbes". Face à lui, l'actrice apparue notamment dans "Justice League" et "Aquaman" s'est dite dans un communiqué "encore plus déçue par ce que ce verdict signifie pour les autres femmes" que pour elle-même : "C'est un revers. Cela remet en cause l'idée que la violence envers les femmes doit être prise au sérieux", a-t-elle écrit. En 2020, un premier procès avait pourtant donné raison au tabloïd The Sun, qui accusait Johnny Depp de plusieurs épisodes de violences contre son ancienne compagne, dont la majorité avaient été reconnus comme "substantiellement vrais".
"La preuve éclatante de l'urgence du mouvement"
"En gros, c'est la fin de MeToo", "c'est la mort de l'ensemble du mouvement", a déclaré au magazine américain Rolling Stone Jessica Taylor, psychologue et spécialiste des violences faites aux femmes. Au contraire, pour la sociologue de l'Université du Michigan spécialisée dans les violences sexuelles Nicole Bedera, "ce verdict n'est pas une surprise - et ne constitue pas le signal de la mort de #MeToo" mais "un rappel que nous avons besoin de #MeToo plus que tout", a-t-elle tweeté.
This verdict is not a surprise—and it doesn’t signal the death of #MeToo . It’s a reminder of why we need #MeToo in the first place. For feminists, this should be a radicalizing moment, inspiring us to push for structural changes to the systems stacked against us. — Dr. Nicole Bedera (@NBedera) June 1, 2022
Une ligne partagée par le collectif féministe français #NousToutes, engagé contre les violences sexistes et sexuelles. "On est clairement face à un contre-mouvement, mais est-ce pour autant un revers pour #MeToo ? C'est plutôt la preuve éclatante de l'urgence du mouvement dans une société de doubles standards, où la justice est fondamentalement injuste et patriarcale", estime auprès de TF1info Sophie Barre, membre de la coordination nationale du collectif.
"Le mouvement #MeToo a permis de nommer et reconnaitre l’étendue des violences sexistes et sexuelles dans nos sociétés contemporaines. Mais cette visibilité du féminisme s’est aussi accompagnée d’un backlash (contrecoup, NDLR) anti-féministe violent", analyse pour sa part Sabrina Moro, sociologue des médias spécialiste de l’imbrication entre culture de la célébrité et représentations médiatiques des violences sexuelles aux États-Unis, et conférencière à l’Université Nottingham Trent en Angleterre. "La manière dont ce procès a été couvert dans les médias illustre parfaitement cette dynamique : on reconnait la violence conjugale comme problème social, mais on la dépolitise en la réduisant à un spectacle médiatique", ajoute-t-elle.
La crainte de voir des "procès-bâillon" se multiplier
Cette couverture a en effet participé à ce que la parole des victimes soit "systématiquement remise en doute", explique la spécialiste : retransmission en direct sur plusieurs plateformes comme YouTube ou Tiktok, commentaires incessants, internautes devenus "détectives amateurs", qui traquent chaque détail chez l'actrice, bien plus que chez son ex-conjoint. Et puis "Amber Heard ne correspond pas au stéréotype de la 'bonne victime'", notamment à cause de sa posture offensive et de sa consommation de drogue et d'alcool. Ce qui a permis, sur les réseaux sociaux, de "justifier les discours comme quoi #MeToo serait allé trop loin", poursuit la sociologue. Un exemple criant de "culture du viol", aux yeux de #NousToutes.
Ce que craignent surtout de nombreuses féministes, c'est que ce procès fasse figure d'exemple et entraîne la multiplication de procédures en diffamation à l'avenir. "Ces procès-bâillon sont un moyen pour les agresseurs de trouver des tribunes, des espaces d'expression où ils peuvent poser un contre-récit, à l'image de Patrick Poivre d'Arvor, qui est accusé par une vingtaine de femmes de violence sexuelles", explique Sophie Barre. "Ce verdict établit un précédent juridique dangereux : il permet aux hommes accusés de poursuivre les victimes pour diffamation sans même être nommés", abonde Sabrina Moro.
Les vagues de harcèlement subies par Amber Heard, objet de multiples vidéos et de messages moqueurs sur les réseaux sociaux et qui dit avoir reçu "des milliers" de menaces de mort, pourraient également dissuader de potentielles victimes de témoigner. Ce mercredi, des centaines de messages brandissaient déjà le hashtag parodique "#MePoo" ("caca" en français) sur Twitter. "Mais peut-être que cela va permettre aux gens d'ouvrir les yeux face à ce déferlement de violence antiféministe", espère Sophie Barre. "Ce procès va générer beaucoup de violence mais aussi certainement beaucoup d'engagement. Si la riposte est si forte, c'est que nous sommes très puissantes et des gens se sentent menacés, à raison. Les choses changent."
À noter toutefois : l'organisation MeToo, créée dans la lignée de la mobilisation, n'a pas soutenu explicitement l'actrice. Dans un communiqué publié il y a quelques jours, elle écrivait que "la façon dont #MeToo a été coopté et manipulé pendant le procès Johnny Depp contre Amber Heard est une catastrophe toxique et l'une des plus grandes diffamations du mouvement que nous ayons jamais vues". Mais pour Sabrina Moro, "ce communiqué est un rappel que #MeToo ne vise pas seulement la libération de la parole des victimes de violences sexuelles, mais doit pousser pour des changements sociaux à l’échelle des politiques, des institutions".
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