Que peut-on attendre de l'ouverture anticipée d'archives d'enquêtes judiciaires liées à la guerre d'Algérie ?

Recueilli par Frédéric Senneville
Publié le 10 décembre 2021 à 20h04, mis à jour le 10 décembre 2021 à 20h26
Les premières évocations du conflit auprès des élèves remontent aux années 1970.
Les premières évocations du conflit auprès des élèves remontent aux années 1970. - Source : AFP

MÉMOIRE- En charge des archives en tant que ministre de la Culture, Roselyne Bachelot a annoncé ouvrir "avec 15 ans d'avance", des fonds concernant les enquêtes judiciaires en lien avec la guerre d'Algérie. Pourquoi maintenant, et que peut-on attendre de ces archives ?

Après une période tendue sur le plan diplomatique entre la France et l'Algérie, où la question mémorielle semble au cœur des différends, Roselyne Bachelot a annoncé l'ouverture en 2022 d'archives qui auraient dû rester scellées 15 ans de plus. Il s'agit d'archives des enquêtes judiciaires de la police et de la gendarmerie, contemporaines de la guerre d'Algérie. Cette promesse, qui intervient deux jours après le retour d'une visite du ministre des Affaires étrangères à Alger, suffira-t-elle à apaiser les relations ? Que pensent les historiens de cette annonce ? Trois questions à l'historien Tramor Quemeneur, spécialiste de la guerre d'Algérie, qui nous livre son analyse de chercheur. 

Est-ce que les chercheurs attendent quelque chose de l'ouverture de ces nouvelles archives ?

Tramor Quemeneur : Oui, bien sûr, c’est très prometteur. Quand je travaillais sur ma thèse, dans tous les fonds qui pouvaient intéresser ma recherche, j'avais pu consulter des archives de ce type, notamment du ministère de la Justice. Ces archives-là, je n’avais pu les obtenir que sous dérogation, car tout dépendait du bon vouloir de l’administration. D'ailleurs, inversement, j’avais aussi essayé de consulter des archives du ministère de l’Intérieur, qui concernaient des enquêtes menées sur les réseaux anticolonialistes en France, et cela ne m’avait pas été autorisé, même en demandant les dossiers plusieurs fois. Je connaissais les tenants et les aboutissants de certaines affaires, mais ces éléments m’auraient permis de connaître l’état des connaissances des autorités de l'époque sur ces sujets. 

Dans les archives judiciaires que j'avais eu la chance de pouvoir consulter, il y avait les greffes, qui sont précieux pour entrevoir le quotidien des prisonniers, en l’occurrence principalement des détenus anticolonialistes, mais également des Algériens. Personnellement, ce qui m’intéresse le plus, ce sera de résoudre enfin certaines énigmes qui s’étaient posées à moi. Qu’est-ce qui s’est fait, qu’est-ce qui s’est dit, de quels renseignements les autorités françaises disposaient sur les réseaux clandestins, par exemple. Je pense qu’il y aura matière à progresser dans ce sens-là. Et il y a d'autres très vastes sujets à explorer, que l’ouverture de ces archives va permettre.

En filigrane des documents d'archive : la torture

Avec l'ouverture de ces archives, on voit ressurgir l'espoir de lever le voile sur la torture exercée pendant la guerre d'Algérie. Ce n'est pourtant pas une pratique qui était consignée par écrit ?

En effet, ces archives ne vont probablement pas fournir de preuves directes des tortures. Mais on va trouver des procès-verbaux de la gendarmerie en Algérie, concernant certaines affaires liées au Parti communiste algérien. Et on sait que ces militants ont été systématiquement torturés, donc que les rapports écrits l'ont probablement été sur la base de renseignements obtenus sous la torture. Le traitement de ces documents sera épineux : comment exploiter des informations obtenues de cette façon, qui par ailleurs peuvent être fausses, puisque la personne torturée a pu réussir à travestir les faits. C'est un problème d’éthique : rendre compte de ces documents issus de déclarations sous la torture, sans prendre de distance, c’est quelque chose qui serait très dommageable. Avoir accès au document ne suffit pas, il faut savoir, pour en rendre compte, comment les informations qu'il contient ont été recueillies.

L'ouverture de ces archives avant le terme prévu pourrait également s'avérer délicate. Certains des acteurs de l'époque, cités dans les documents, sont encore vivants. On risque par exemple de dévoiler que certaines personnes, qui avaient dit ne pas avoir parlé sous la torture, ont en fait été poussées à des aveux. Et certains éléments peuvent poser problème. Si des délais pour l’ouverture des archives existent, c’est pour ce type de raisons. Même si ce sont des détails qui semblent à la marge de l'Histoire, cela peut révéler des choses que les personnes concernées ne souhaitaient pas faire connaître. 

Il faudrait pouvoir avancer des deux côtés de la Méditerranée, et dans un même sens
Tramor Quemeneur, historien

Est-ce que vous attendez une amélioration des relations franco-algériennes à la suite de ces ouvertures d'archives ? 

C’était une demande forte de la part des historiens, français comme algériens, d’aller dans le sens d'une plus grande ouverture des archives. C’est donc une nouvelle preuve de cette tendance et le signe d'une bonne volonté politique vis-à-vis des chercheurs. C’est aussi, pour les autorités françaises, démontrer que de leur côté ça avance, sans attendre la réciproque du côté algérien. Des historiens algériens vont également étudier ces nouvelles archives, mais c'est plus difficile pour eux en Algérie. On en arrive à une recherche de plus en plus hémiplégique : elle se développe en France, alors que les archives algériennes restent à la traîne. Il faudrait pouvoir avancer des deux côtés de la Méditerranée, et dans un même sens. 


Recueilli par Frédéric Senneville

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