INTERVIEW - Des centaines de civils ont été tués depuis le coup d'État militaire le 1er février dernier, dans la terrible répression des contestations. Alors qu'aucune issue ne semble en vue, Sophie Boisseau du Rocher, spécialiste de l'Asie du Sud-Est, nous aide à comprendre la situation et les enjeux.
Au moins 500 morts, plus d'une centaine pour le seul week-end des 27 et 28 mars. La junte durcit la répression, tandis que des factions ethniques armées menacent de rejoindre le mouvement de contestation. La communauté internationale accumule des sanctions qui semblent sans effet, alors que Moscou et Pékin refusent même de contester le coup d'État militaire. Chercheuse au Centre Asie de l'IFRI, Sophie Boisseau du Rocher nous donne des clés pour comprendre cette situation en apparence inextricable et les enjeux qui la sous-tendent.
Quelle est la situation aujourd’hui, après le pic de violence de la répression ce week-end ? Est-ce qu’on prend la direction de la répression terrible de 1988 ?
On est dans un face-à-face improductif et meurtrier, et qui risque de s’enliser. Avec d’un côté la détermination du mouvement de désobéissance civile, et de l’autre l’intransigeance des militaires. La question qui s'impose, c’est : "Quelle est l’étape suivante" ? Et là, on est vraiment très inquiet. Il faut se souvenir qu’en 1988 l’armée n’avait pas hésité à tirer, et qu’il y avait eu plus de 3000 morts. On n’en est pas encore là, mais c’est une hypothèse qu’on ne peut pas écarter.
Depuis cette époque, plusieurs choses ont cependant changé. Aujourd’hui, la communauté internationale suit de plus près, d’abord parce qu’elle en a les moyens techniques, via les nouvelles technologies de l’information. La junte ne peut pas se permettre de tuer au grand jour.
Un autre point, et non le moindre, c’est que le mouvement de désobéissance civile est très inventif et crée ses propres parades contre la répression. Il a par exemple eu une grève silencieuse la semaine dernière, qui a transformé Rangoon en ville morte. Aujourd’hui, on utilise les poubelles : on les dépose au milieu des carrefours, pour empêcher les tanks de l’armée de passer. Cette multitude de petites actions sont artisanales, mais elles obligent la junte à bien mesurer la détermination de la population.
Et surtout, il y a un phénomène nouveau : c’est l’unanimité de tous les Birmans contre ce coup d’État, en dépit des nombreuses tentatives de la junte pour les diviser. Non seulement toutes les villes participent à la contestation, mais toutes les catégories socio-professionnelles, toutes les ethnies, toutes les religions. J’ai vu des musulmans, des bonnes sœurs et des moines défiler. Il y a une vraie cristallisation de la nation birmane, probablement pour la première fois.
L’armée, elle, n’est adossée à aucune catégorie de population, sinon à ceux que sa captation du pouvoir irrigue. C’est une confiscation politique et économique par un petit million d'individus, soldats compris, au détriment d’une immense majorité (la population en Birmanie dépasse les 56 millions d’habitants, NDLR).
Si l'armée revient, on en reprend pour cinquante ans
Il y a eu un vrai réveil. Ce qui est clair pour les Birmans, c’est qu’après 50 ans de pouvoir par l’armée, le pays était appauvri et divisé. La Ligue nationale pour la démocratie (le parti d’Aung San Suu Kyi, au pouvoir avant d’être déposé par l’armée le 1er février dernier, NDLR) n’avait certes pas apporté les solutions à tous les problèmes en cinq ans, mais au moins, l’horizon d’attente s’éclaircissait. Avec le retour de l’armée, l’avenir s’assombrit à nouveau, puisqu’elle ne s’intéresse qu’à ses propres intérêts. Ce que mes collègues birmans me disent, c’est qu’ils se battent d’abord pour leurs enfants. Leur vision est très claire : "Si l’armée revient, on en reprend pour cinquante ans". Et ce sentiment, la junte l’avait complètement sous-estimé.
L'armée vit en vase clos, les sanctions sont sans effet sur elle
Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse à l'IFRI
Pourquoi un tel coup de force des militaires contre les manifestants, ce samedi 27 mars ?
La junte célébrait la rébellion victorieuse contre l’occupation japonaise, une commémoration annuelle dédiée aux forces armées. Ils ont donc voulu faire de ce jour une espèce de démonstration de force magistrale. Or, le fait que la contestation continue à s’organiser et à menacer est perçu comme une humiliation supplémentaire, comme un manque de reconnaissance, a fortiori ce jour-là.
Ce qui est très grave, c’est qu’on est dans un dialogue de sourds, et pas du fait de l’intransigeance des Birmans, mais parce que l’armée ne veut rien entendre. De même qu’elle n’écoute ni les protestations, ni la critique internationale : elle vit véritablement en vase clos. Les sanctions sont d'ailleurs absolument sans effet sur elle. Et tant que les pays d’Asie ne la sanctionneront pas aussi, elles le resteront.
Est-ce que Pékin pourrait arbitrer le conflit ?
Là, il faut se placer dans une géopolitique plus large. L’objectif de Pékin, c’est de couper les racines de la démocratie en Asie du Sud-Est. Xi Jinping l’a dit explicitement, il estime que la démocratie n’a pas d’avenir. On est là dans une rivalité entre les systèmes libéraux et les systèmes autoritaires, au plus haut niveau, et ce sera une bataille à mort.
Ce qui d’ailleurs n’a pas échappé au nouveau président américain. Il fallait écouter attentivement la première conférence de presse de Joe Biden le 25 mars dernier, où il l’a exprimé clairement : "Je vous prédis que vos enfants ou vos petits-enfants feront leur thèse de doctorat sur le sujet de qui a gagné entre l’autocratie et la démocratie, parce que c’est cela qui est en jeu". Ce qui m’inquiète, en travaillant sur l’Asie du sud-est depuis 30 ans, c’est que la régression politique est aujourd’hui visible. Si la région tombe véritablement dans la sphère d’influence chinoise, c’est l’ensemble des équilibres mondiaux qui va être affecté.
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