Exhiber les soldats russes capturés : les dessous de l’arme de communication de Kiev

M.L | Reportage TF1 Joséphine Devambez, Esther Lefebvre, Antoine Pocry et Enrina Fourny
Publié le 10 mars 2022 à 13h32

Source : JT 20h Semaine

Sur le front ukrainien, la guerre se joue aussi dans l'accès à l'information et sur le plan psychologique.
Les autorités de Kiev et d'Odessa ont décidé mercredi de présenter à la presse des militaires russes qui auraient été faits prisonniers sur le champ de bataille.
Une nouvelle étape dans une stratégie bien rodée, qui vise à toucher l'opinion russe.

Depuis le début de la guerre, les Ukrainiens se battent aussi sur le terrain de la communication. À Odessa mercredi matin comme à Kiev quelques heures plus tard, la mise en scène était la même. Deux conférences de presse ont été données pour permettre aux journalistes ukrainiens mais aussi internationaux de poser des questions à une poignée de soldats présentés comme des Russes, capturés au combat. Si leur visage et leur voix ont été masqués dans le reportage du 20H de TF1 en tête d'article, on distingue en revanche nettement les militaires ukrainiens qui encadrent la séance, parfois une arme à la main.

Les journalistes se prêtent au jeu. "Quelle est votre mission en Ukraine ? Quelles informations aviez-vous avant d'arriver et maintenant ?", les interroge un reporter ukrainien. Ses confrères leur demandent aussi de quels ravitaillements ils disposent et s'ils ont reçu l'ordre de cibler des civils

Selon les conventions de Genève, il est pourtant illégal de diffuser leurs réponses dans les médias. Les prisonniers de guerre sont en effet protégés "contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique" par la troisième convention de 1949, ratifiée par 196 États dont l'Ukraine et la Russie. S'il n'est pas possible notamment de "les obliger à se déshonorer en insultant leurs supérieurs ou leur nation", il est en revanche autorisé de leur demander "un certain nombre d'informations - comme leur nom, leur prénom, leur date de naissance ou encore leur numéro de matricule", expliquait récemment à TF1info Raphaël Maurel, maître de conférence en droit public et membre du collectif de fact-checking Les Surligneurs. 

Pourtant, les équipes de TF1 sur le terrain ont été expressément invitées à ces conférences de presse orchestrées par les forces ukrainiennes. "On veut montrer au monde entier que la Russie a violé notre souveraineté territoriale pour venir tuer nos enfants, nos familles, nos soldats", justifie Sergey Bratchuk, porte-parole de la résistance nationale ukrainienne, depuis son quartier général d'Odessa. 

Des messages à l'adresse des mères de soldats russes

Les Ukrainiens diffusent aussi massivement sur les réseaux sociaux des vidéos des prisonniers russes affamés ou encore forcés à exprimer des regrets et à se désolidariser de l'initiative de Vladimir Poutine. Raphaël Maurel mettait d'ailleurs en garde contre une possible "mise en scène" dans ces vidéos, qui pourraient montrer "un faux soldat ou encore un déserteur non-belligérant". Kiev mène aussi sa guerre de communication devant l'Organisation des Nations unies : son ambassadeur y a brandi le 1er mars le supposé SMS d'un soldat russe envoyé à sa mère. "J'ai peur, on tire sur toutes les villes, sans exception, et même sur les civils", se plaignait le combattant, avant de mourir au combat.

Le but de cette opération de communication bien ficelée : faire valoir la puissance de la résistance ukrainienne, mais aussi faire réagir notamment les mères des soldats pour qu'elles saisissent la hiérarchie militaire russe. Avec déjà de premiers succès. "Aujourd'hui, j'ai appelé le ministère de la Défense. Hier j'avais déjà appelé les chefs de mon fils, ils m'ont dit qu'ils s'occuperaient de lui", explique l'une d'elle dans une vidéo diffusée par Radio Free Europe, un média financé par le Congrès américain. 

À nouveau, ce sont elles qui ont été interpellées mercredi matin par Pravda Gerashchenko, conseiller du ministre de l'Intérieur ukrainien, sur son compte Telegram aux plus de 240.000 abonnés. "Message à l'attention des mères de soldats russes qui se sont rendus. Je publie des listes et le visage de vos fils : ils sont 32", a-t-il écrit. Certains de ces soldats ont moins de 20 ans. Le responsable promet aux parents de les renvoyer sains et saufs si la guerre se termine. 

Les autorités ukrainiennes ont aussi lancé une plateforme pour permettre aux proches des combattants russes d'identifier ceux qui ont été tués ou capturés sur le front. Bloqué en Russie, le site continue de diffuser ses informations et vidéos sur le réseau Telegram. Plus largement, des images de corps de militaires russes morts sur le front ukrainien se diffusent sur les réseaux sociaux, malgré la volonté du Kremlin de resserrer davantage encore son contrôle sur les informations qui circulent sur la guerre, un mot d'ailleurs interdit dans les médias russes

Une stratégie déjà payante lors de précédents conflits

"Montrer les corps et les prisonniers aux parents est un moyen de pression psychologique sur la population russe. Mais cela permet aussi d'identifier des morts et de retrouver les vivants. Car ce n'est pas l'Etat russe qui s'en chargera", estimait sur Twitter  au début du conflit la chercheuse et spécialiste des sociétés postsoviétiques Anna Colin Lebedev. 

Dans un unique bilan officiel, publié le 2 mars, le Kremlin déplorait 498 militaires tués et environ 1600 blessés dans ses rangs, bien en deçà du décompte brandi par l'Ukraine, qui avance plus de 12.000 tués, tandis que le Pentagone compte entre 2000 et 4000 morts. Le nom de la plateforme ukrainienne à destination des familles de combattants russes, 200rf, n'est par ailleurs pas anodin : c'est le code qui était donné aux corps de combattants qui se faisaient rapatrier à Moscou lors des précédents conflits. 

Cette stratégie aurait déjà fait ses preuves sur d'autres terrains de guerre russe. Ce n'est pas la première fois que les mères de soldats se lèvent contre la politique militaire russe : certaines d'entre elles ont uni leurs voix au sein de l'une des plus anciennes ONG russes, l'Union des comités des mères de soldats de Russie. Elles revendiquaient notamment l'identification du corps des militaires tués sur le front, dont se souciait déjà peu le Kremlin lors de la guerre de Tchétchénie ou de Géorgie.  

"Lors de la guerre d'Afghanistan, un moment très fort a eu lieu : des mamans avaient commencé à protester car il y avait énormément de victimes, notamment parmi les conscrits, qui étaient jeunes. Cela avait participé à faire basculer l'opinion", ajoute Gilles Mentré, ancien diplomate à Moscou. Ces mères "souhaitent donner à cette question une visibilité maximale, car il s'agit aussi de rendre la guerre visible aux yeux des Russes", relève aussi sur Twitter Anna Colin Lebedev, à l'heure où le Kremlin continue de réprimer les protestataires et tente de museler toute opposition.


M.L | Reportage TF1 Joséphine Devambez, Esther Lefebvre, Antoine Pocry et Enrina Fourny

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