Interview

Crise en Ukraine : "Les séparatistes n’agiraient pas sans une validation du Kremlin"

Recueilli par Frédéric Senneville | Reportage TF1 : Michel Scott et Guillaume Aguerre
Publié le 21 février 2022 à 18h32
Crise en Ukraine : "Les séparatistes n’agiraient pas sans une validation du Kremlin"
Source : Capture TF1

Vladimir Poutine pourrait reconnaître l'indépendance des républiques autoproclamées du Donbass.
Un mouvement redouté par le camp occidental, alors que semblait s'ouvrir une nouvelle phase de négociations.
Dans le Donbass, les reporters de TF1 rencontrent une population loin des intrigues diplomatiques, aux sentiments partagés quant à la suite des évènements.

Les grands reporters de TF1, Michel Scott et Guillaume Aguerre, enchaînent les reportages dans le Donbass depuis plusieurs semaines, des deux côtés de la “ligne de contact”, autrement dit le front qui sépare les séparatistes pro-russes des soldats ukrainiens. Une fraction de cette vaste région minière située à l’est de l’Ukraine qui fait sécession depuis 2014, et demande désormais son autonomie. 

Les séparatistes prorusses, soutenus par Moscou, multiplient les actes militaires depuis la fin de la semaine dernière autour de la ligne de front, alors qu’il semble que Vladimir Poutine n’attend qu’un prétexte pour déclencher une invasion de l’Ukraine. Sur place, Michel Scott découvre une réalité beaucoup moins binaire qu’attendu, comme on peut le voir dans le reportage en tête d'article, et une population étrangement moins inquiète qu’à Bruxelles ou à Washington. Il répond pour TF1info à trois questions afin de mieux cerner la situation telle qu'elle est vécue par les habitants du Donbass.

Les militaires ukrainiens pensent que Poutine utilise la situation de la population du Donbass comme un levier pour obtenir des gains diplomatiques ou stratégiques.
Michel Scott, grand reporter TF1

Sur le plan diplomatique, on a l’impression d’assister à une ouverture, avec l’annonce d’un possible sommet entre Vladimir Poutine et Joe Biden. Cela a-t-il eu des conséquences sur le terrain, dans un sens ou dans l’autre ?

Michel Scott : Pas en terme d’intensité des combats, semble-t-il. Mais nous sommes actuellement à Toretsk, soit à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front, c’est déjà trop loin pour voir directement ce qu’il s’y passe. Plusieurs points ont été touchés qui ne l’avaient pas été jusqu’ici, comme Marioupol, la plus grande ville du Donbass sous contrôle ukrainien. Il y a eu une extension des heurts à l’ensemble de la ligne de front, mais peut-être pas une intensification.

La caractéristique de ce "réchauffement du front", c’est qu’il s’agit presque exclusivement de tirs venus de la partie pro-russe, et il n’y a eu que peu de réponses dans l’autre sens. Précisément parce que les Ukrainiens veulent absolument faire la démonstration qu’ils ne sont pas les déclencheurs : ils amènent d’ailleurs les journalistes sur la ligne de front pour le faire constater.

Si le camp ukrainien continue de se faire tirer dessus sans répliquer, ne risque-t-on pas une exaspération de la population ?

Non, probablement pas ici. Mais il ne s'agit pas d'une zone représentative du reste de l’Ukraine : on est dans le Donbass, avec des gens qui sont épuisés par huit ans de guerre. Quand on leur prédit que la guerre pourrait arriver, ils commencent tous par expliquer qu’elle est déjà là depuis 2014. Ils ont vécu les bombes, les snipers et les obus depuis des années, avec plus ou moins d’intensité. On sent à la fois de la lassitude et un déni de la menace russe, qu’il soit authentique ou non. 

Ici, même dans la zone sous contrôle ukrainien, plus on s’approche de la ligne de front, moins l’on rencontre de sentiments anti-russes, au contraire. C’est une région russophone, et russophile, où l'on demeure plus tourné vers l’est que vers l’ouest. La ligne de séparation, tracée en 2014, aurait aussi bien pu englober cette zone. Nous avons tout de même filmé des préparatifs pour une éventuelle invasion, des premiers secours notamment, ou des stocks d’eau. Toretsk est près du front, avec ses 30.000 habitants, et l’armée ukrainienne a ses positions avancées pas très loin. C'est à la fois une zone de vie et une zone de guerre. 

Même les militaires ukrainiens, qui portent pourtant la parole officielle, semblent ne pas croire non plus à une opération russe de grande ampleur. Ils pensent, eux, que Poutine utilise la situation de la population du Donbass comme un levier pour obtenir des gains diplomatiques ou stratégiques. Que ce soit la population ou l’armée, et même si on se prépare, c’est avec la conviction que tout cela est un jeu, et qu’in fine, la guerre d’envergure mondiale qu’on leur prédit n’aura pas lieu.

Les intérêts des séparatistes et ceux de la Russie viendraient-ils à diverger, par exemple si Poutine venait à négocier avec les Occidentaux en deçà de leurs attentes ?

Dans le sens où les séparatistes ont, eux aussi, leur propre agenda, le risque n’est pas nul. Mais c'est peu vraisemblable et n’aurait qu’une portée très locale. Ils ne veulent pas le rattachement à la fédération de Russie, mais plutôt une forme d’autonomie - une attente que beaucoup partagent ici, même du côté ukrainien de la ligne de front. Le sentiment pro-russe est réel dans le Donbass : quelle que soit la zone où on se trouve, tout n’est pas blanc ou noir dans la région.

Les séparatistes du Donbass espèrent bien sortir de ce conflit qui dure depuis 8 ans avec des gains pour eux-mêmes. L’enjeu pour eux n’est pas de savoir si l’Ukraine rentre dans l’Otan ou non, cela n’intéresse que le Kremlin. Eux n’ont que des revendications locales. Si elles devaient ne pas être satisfaites, on peut imaginer des rancœurs, mais aucun observateur ne croit sérieusement que les séparatistes ne prennent pas leurs ordres à Moscou. Ils n’agiraient pas sans une validation du Kremlin, et si un séparatiste voulait faire autrement, cela ne dépasserait pas l’échelle locale.

Les actions militaires menées ces derniers jours relèvent du même cadre, elles entrent dans un schéma opérationnel russe, quel qu'en soit l'objectif véritable. Si l'on observe une montée de tension du fait des séparatistes, c’est qu’elle est orchestrée depuis Moscou. Ils prétendent toujours que leur seul armement a été récupéré sur les stocks abandonnés par l’armée ukrainienne, mais cela ne tient plus : c’est désormais une armée entraînée, au point qu’il devient difficile de la distinguer de l’armée russe. Personne ne peut croire que ces militaires séparatistes feraient quoi que ce soit qui contrarierait les intérêts de Poutine. 


Recueilli par Frédéric Senneville | Reportage TF1 : Michel Scott et Guillaume Aguerre

Tout
TF1 Info