Entre Russes et Ukrainiens, une histoire de complexes "sentiments mêlés"

par Maëlane LOAËC
Publié le 23 février 2022 à 20h29, mis à jour le 24 février 2022 à 12h58

Source : JT 20h Semaine

Contrairement aux affirmations de Vladimir Poutine, les peuples ukrainien et russe ne sont pas intrinsèquement liés, même s'ils partagent une histoire commune.
Cette histoire est marquée par des mouvements de population et échanges linguistiques, mais aussi de nombreux points de ruptures.

Dans un long article publié en juillet dernier, Vladimir Poutine affirmait que "Russes et Ukrainiens étaient une seule nation" appartenant à "un seul et même espace historique et spirituel". Une filiation qu'il a encore répétée lundi, dans une allocution au cours de laquelle il a reconnu l'indépendance des régions séparatistes de l'est ukrainien, pour les défendre contre de prétendues hostilités ukrainiennes. En réalité, les liens qui unissent les deux peuples voisins, loin d'être des frères ennemis, sont bien plus ambigus, selon des spécialistes. 

Si une véritable histoire commune lie l'Ukraine à la Russie, elle ne doit pas occulter les spécificités de Kiev et sa volonté de s'éloigner de Moscou : "une histoire extrêmement complète, oscillant entre volonté d’unité et de séparation", résume Michel Eltchaninoff, philosophe et auteur du livre Dans la tête de Vladimir Poutine

Si les deux États trouvent leur origine dans une principauté, le Rous de Kiev, du IXe au XIIe siècle, la situation a bien évolué depuis. "Vladimir Poutine part du Moyen-Âge mais gomme tout ce qui s'est passé ensuite, notamment chaque moment où le peuple ukrainien s'est positionné, pour construire l'idée d'une union mythologique russe", abonde l'historienne Juliette Cadiot, directrice d'études à l'EHESS et spécialiste de l'Empire russe et de l'URSS.

Sous l'URSS, de nombreux échanges mais un contrôle soviétique puissant sur l'Ukraine

Ces points de rupture entre les deux nations sont nombreuses. À partir du XVIIe siècle, le territoire ukrainien actuel est rattaché à l'empire russe, mais dès le XIXe siècle, un nationalisme ukrainien mettant en avant sa propre langue et aspirant à l'autonomie prend forme. Il est rapidement réprimé par le pouvoir du tsar russe. En 1918, l'Ukraine proclame son indépendance, une courte entreprise qui échoue avec l'adhésion du pays à l'URSS en 1922. Staline tente aussi d'asseoir son pouvoir sur le pays en forçant les paysans à la collectivisation des terres, en déclenchant une famine aux millions de victimes en 1932-1933. 

Au temps de l'URSS, les populations se mélangent, mais le lien de subordination reste. "Il était très facile de bouger : les élites se déplaçaient beaucoup, on comptait de nombreux mariages mixtes, des Moscovites partaient vivre à Kiev, où l’on parlait sans problème russe et où tout l’enseignement supérieur était en russe", explique Juliette Cadiot. Encore aujourd'hui, beaucoup de familles russes ont donc des proches en Ukraine, et vice-versa. 

Et si les Ukrainiens sont le plus souvent bilingues, l'ukrainien est considéré comme langue maternelle par 78% de la population et le russe, par 18%, selon un récent sondage. Certains chefs d'État russes ont aussi fait leurs premières armes en Ukraine, comme Khrouchtchev, ou en sont même originaire, à l'instar de Mikhaïl Gorbatchev, dont la mère était ukrainienne.

Malgré ces mélanges de population et ces interpénétrations culturelles, "toute velléité nationaliste ukrainienne, comme faire de la poésie en ukrainien ou valoriser des héros ukrainiens, qui avaient lutté contre l’Empire russe, était mal vue" sous l'URSS, poursuit la spécialiste. Très vite, une grande partie des dissidents ukrainiens sont sévèrement punis, "encore plus fortement qu’en Russie", et enfermée dans les goulags. En 1991, l'Ukraine se détache enfin de Moscou et proclame son indépendance par un référendum où le "oui" l'emporte à 92%. 

"Une proximité culturelle, l'action de la propagande, l'effet de huit ans de guerre..."

Dans les années suivant l'indépendance, de nombreux Ukrainiens manifestent leur volonté de rompre définitivement avec le Kremlin, notamment lors des manifestations de l'Euromaïdan en 2013-2014, qui rassemblent une majorité d'Ukrainiens europhiles. Dans la foulée, Vladimir Poutine annexe la Crimée. "Depuis 2014, la liaison Moscou-Kiev en train n’existe plus, les échanges commerciaux ont été réduits", relève Juliette Cadiot. 

Aujourd'hui, "aussi bien à Kiev qu’à Moscou, les témoignages montrent que les populations sont plutôt passives et attristées parce qu’il se passe", poursuit la spécialiste, qui estime que "contrairement à l'annexion de la Crimée en 2014, il n’y a pas d’élan patriotique en Russie". "Jusqu'à la semaine dernière, la crise ukrainienne était un non-évènement dans les médias et pour la population", souligne-t-elle : le nationalisme brandi par Vladimir Poutine perd son écho auprès des Russes. 

"Des russophones et Russes d’Ukraine restent fidèles à Kiev, cela se passe très bien hors des républiques séparatistes, puisque ceux qui n'étaient pas d'accord avec eux ont déjà fui dans l'Est du pays", ajoute Michel Eltchaninoff. Une passivité qui s'explique aussi par une fatigue qui se ressent de part et d'autre de la frontière : à cause de la crise économique en Russie, à cause de la guerre en Ukraine, qui a payé un lourd tribut dans ce conflit qui a fait plus de 14.000 morts depuis 2014. 

"La séparation entre la Russie et l'Ukraine est très ancienne : aujourd'hui ces plaies-là ne sont pas les principales, la question est plus politique", estime le spécialiste. Mais la situation pourrait s'envenimer : la propagande revigorée par la crise risque de crisper les relations, en écartelant certaines familles. "La moitié de la population russe pense que l'Ukraine est une ennemie, l'autre n'est pas d'accord. Mais il est sûr que huit ans de guerre laissent des traces et que du côté ukrainien, on ne veut pas se laisser envahir par la Russie", ajoute-t-il. En bref, "une proximité culturelle, l'action de la propagande, l'effet de huit ans de guerre, tout cela produit des sentiments mêlés entre les deux nations", résume le spécialiste. 


Maëlane LOAËC

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