Ukraine : "Vladimir Poutine ne veut qu'une seule histoire, que les Russes puissent prendre à leur compte"

Propos recueillis par Maëlane Loaëc
Publié le 22 février 2022 à 20h50

Source : JT 13h Semaine

Dans son allocution prononcée lundi, Vladimir Poutine a affirmé que la Russie avait créé l'Ukraine pour justifier la reconnaissance des régions séparatistes prorusses dans le pays.
Un recours à l'histoire "obsessionnel, presque maladif", qui occulte certains pans de la réalité, selon l'historien Alain Blum.

Aux yeux du dirigeant russe, l'Ukraine n'est pas seulement "un pays voisin", elle est "une partie de l'histoire" russe. Lors d'une allocution donnée lundi soir, au cours de laquelle il a reconnu l'indépendance des régions séparatistes de l'est ukrainien, Vladimir Poutine a passé en revue l'histoire commune qui lie Moscou et Kiev. Un récit tronqué, destiné à justifier son action en affirmant que "l'Ukraine contemporaine a été entièrement et totalement crée par la Russie bolchévique et communiste", selon ses déclarations.

Dans un long article publié en juillet dernier, le chef du Kremlin estimait déjà que "Russes et Ukrainiens étaient une seule nation" appartenant à "un seul et même espace historique et spirituel". Sans inventer des faits, le dirigeant russe n'en occulte pas moins certains aspects de la réalité historique. Il espère ainsi unifier derrière lui un peuple russe dont il perd progressivement la confiance, analyse l'historien et démographe Alain Blum, directeur d'études à l'EHESS et spécialiste notamment du monde russe. 

Comment Vladimir Poutine manipule-t-il l'histoire ukrainienne à l'avantage de la Russie ?

Vladimir Poutine a toujours mis en avant, assez tôt dans ses premiers discours, la Rous de Kiev, un noyau un peu mythique censé être le berceau de la Russie. Elle a existé (du IXe au XIIe siècle, ndlr), mais il y a eu ensuite des mobilités de population et différentes formes de pouvoir. C'est un peu comme si on disait que parce que l'Italie et la France ont une histoire liée à Rome, la France devrait être rattachée à l'Italie ou inversement ! Il y a des racines réelles, mais qui sont tellement lointaines que l'histoire est passée ensuite là-dessus. 

Plus récemment, il a affirmé que c'était le régime de l'URSS qui avait créé l'Ukraine. Il est vrai que la politique de Lénine a consisté à créer des Républiques soviétiques, sans autonomie mais très contrôlées, qui disposaient d'une sorte de pouvoir proche de celui d'un État. L'Ukraine est devenue une République soviétique et donc de fait, ses frontières de l'Ukraine telles qu'elles sont aujourd'hui sont nées de l'Union soviétique. Mais un sentiment national ukrainien a commencé à se former avant cela : dès la fin du XIXe siècle, les élites intellectuelles ukrainiennes commencent à revendiquer des formes d'indépendance et une identité propre. Vladimir Poutine simplifie l'histoire et occulte toutes ces transformations : ce n'est pas parce que l'URSS a aidé à la constitution d'un État que cet État n'existe pas, et qu'il faut donc l'attaquer ! Il refuse de voir qu'un peuple ukrainien s'est constitué peu à peu. Il minimise aussi les violences russes, comme la famine infligée par Staline qui a coûté la vie à des millions d'Ukrainiens en 1932-1933. 

"C'est une forme d'a-historicisme, une négation de l'histoire. Vladimir Poutine ne sélectionne que les moments qui l'arrangent."
Alain Blum, historien et démographe

Peut-on parler d'un "révisionnisme historique", comme le défendait par exemple Bernard-Henri Lévy sur LCI ce mardi ?

C'est plutôt une forme d'a-historicisme, une négation de l'histoire. Vladimir Poutine ne sélectionne que les moments qui l'arrangent. Je ne pense pas que ses grands discours sur l'histoire soient des fake news, comme l'aurait fait Donald Trump, qui méprisait les historiens. Au contraire, le chef du Kremlin se sert des académiciens : il a sûrement fait écrire son article sur l'histoire ukrainienne, publié l'été dernier, par des historiens. Chez lui, ce sont plutôt des interprétations particulières qu'il tire en son sens pour légitimer ses actions. Ce qui est vraiment frappant, c'est que l'histoire est devenue presque plus importante que l'économie dans tous ses discours de justification

Il s'est aussi beaucoup concentré dernièrement sur la Seconde Guerre Mondiale, en mettant en avant le rôle de la Russie dans la victoire contre le nazisme. Là encore, il occulte certains éléments : certes, les pertes de l'Armée Rouge ont été gigantesques, elle est sans doute l'élément le plus fort de la victoire contre l'Allemagne, mais elle est aussi responsable de violences et des collaborateurs à l'Est ont participé à la Shoah. Brutalement, la mémoire historique est devenue le seul ferment de l'unité russe.

Par ces discours historiques, il cherche donc à remporter l'adhésion de sa population ?

Oui, il tente de l'unifier derrière lui. En parlant du rôle de la Russie lors de la Seconde Guerre Mondiale, il touche tous les Russes, car toutes les familles ont perdu des proches lors de la guerre. Mais dernièrement, ce recours à l'histoire a pris une ampleur assez incroyable. Il y a là un côté obsessionnel, presque maladif. Le texte qu'il a publié sur l'histoire ukrainienne faisait dix pages !

Il se concentre même à l'histoire interne de la Russie et pas seulement sur son passé international. En décembre 2021, il a liquidé l'association russe Memorial (qui défendait les droits humains et avait été créée pour faire la lumière sur la répression politique sous l'URSS, NDLR) : elle était très respectée, c'était une vraie catastrophe. Que ce soit en politique intérieure ou extérieure, il ne veut qu'une seule histoire, qui soit à en quelque sorte à sa gloire et qui soit continue, depuis la Rous de Kiev jusqu'à aujourd'hui. Une histoire que les Russes puissent prendre à leur compte. Et puis ce n'est pas un hasard que Vladimir Poutine mise sur ce type de discours à l'heure où il est fragilisé. En effet, la situation économique russe n'est plus si bonne, et l'on ressent une lassitude évidente des Russes envers Vladimir Poutine, qui est au pouvoir depuis plus de 20 ans. Il a dû commencer cette stratégie il y a une dizaine d'années, lorsqu'il a senti que son pouvoir était affaibli. Lors de l'annexion de la Crimée en 2014, la population était plutôt unanime derrière lui, mais cette fois-ci, dans la crise ukrainienne, je ne suis pas certain que la population le suive.


Propos recueillis par Maëlane Loaëc

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