Au procès du lynchage de Roms, le fléau de l’anti-tsiganisme sur le banc des accusés

Publié le 31 mai 2019 à 23h22, mis à jour le 1 juin 2019 à 0h12

Source : JT 20h Semaine

PROCÈS - Jusqu'à sept mois de prison ferme ont été requis ce vendredi à Bobigny contre six hommes accusés d'avoir voulu attaquer un campement rom après la propagation de rumeurs d'enlèvements d'enfants sur les réseaux sociaux. Une audience lors de laquelle les associations de lutte contre le racisme, qui s'étaient constituées partie civile, ont alerté sur le fléau, méconnu à leurs yeux, de l’anti-tsiganisme.

Si les prévenus n’étaient que six à la barre, c’est en fait comme si toute la société française était jugée. Ce vendredi 31 mai s’est ouvert à Bobigny (Seine-Saint-Denis) le procès d’une bande d’amis pour "participation à un groupement formé en vue de commettre des violences". Accusés d’avoir voulu prendre part au lynchage de Roms, après que des rumeurs d’enlèvements d’enfants en Ile-de-France avaient massivement été partagées sur les réseaux sociaux, les prévenus ont reconnu les faits. Mais ont eu plus de mal, face aux cinq associations qui s’étaient constituées partie civile, à accepter l’idée qu’ils étaient mus par des idées racistes. Et pour cause, selon La Voix des Roms, l’anti-tsiganisme est tellement "banalisé" en France qu’il "n’apparait plus". 

Tout commence dans la nuit du 25 au 26 mars dernier, lorsque des policiers reçoivent un appel indiquant que des bidonvilles sont attaqués à Bobigny. Arrivés sur place, près des rames de tramway qui longent la place Saint-Just, non loin du pont de Bondy, ils voient un groupe courir. Munis "d’objets longs", ces individus sont poursuivis par une trentaine de personnes de la communauté rom. Interpellés à 1h20 par la police, ils reconnaissent tous avoir voulu s’en prendre à ces dernières. Parmi eux, six individus âgés de 23 à 27 ans. Originaires de Chelles (Seine-et-Marne), ils ont parcouru plus de dix kilomètres pour mener cette "inquisition". Des faits pour lesquels ils comparaissent, à quelques pas de là, devant le tribunal correctionnel de Bobigny, près de deux mois plus tard.

Ils voulaient "casser du Rom"

S’ils ne sont pas forcément tous d’accord sur la démarche qui les a poussés à se rendre à ce campement de Roms, aucun ne nie avoir tenté d’intimider ces personnes. Certains avancent qu’ils voulaient "discuter" avec eux, quand d’autres avouent avoir tenté de les "menacer". Ali K admet, d’une voix à peine audible, qu’il a "commencé à flipper" pour les plus jeunes de ces cinq frères et sœurs. C’est lui qui est le plus directement lié à la rumeur. Il explique qu’un ami lui aurait fait savoir que son petit frère avait failli être enlevé. "J’ai su que des personnes allaient sur place, je voulais voir ce qu’il se passait, j’ai paniqué", avoue ce manager dans un magasin de chaussures, en s’attrapant nerveusement l’avant-bras derrière le dos. 

Les six jeunes hommes n’ont de toute manière aucune échappatoire. Les propos que l’un d’eux tient dans une vidéo parlent d’eux-mêmes. Dans la soirée, Souleymane S. se filme sur le réseau social Snapchat avec en bandeau la phrase "ce soir c’est la guerre". Face caméra, il déclare sans aucune forme de finesse vouloir en finir avec ces "en**lés de merde". "Les frères, l’heure est grave (…) Les condés ne font rien donc on va les en**ler." Des propos récités par la présidente devant une audience outrée. Mais au-delà de ce qui aurait pu se passer cette nuit-là, de la volonté ou non de ces jeunes hommes d’en "découdre", ou encore de la place des réseaux sociaux dans cette vendetta urbaine, c’est une autre question que se pose la présidente. Tout au long de l’audience, la magistrate travaille minutieusement. A force d’interrogations, elle tente de faire comprendre à chacun des prévenus que derrière leur colère se cache de la xénophobie. Une mission compliquée face à de jeunes gens noirs, eux-mêmes confrontés au racisme. 

L’un d’eux se retrouve alors face à ses propres propos consignés dans sa déposition. "On nous disait qu’ils enlevaient des enfants", lit la présidente avant de relever les yeux de sa feuille. "Qui ça 'ils' ?". "Les Roms", marmonne Christopher C., tête dans les épaules, pour qui cette action partait d’une "bonne intention". "On vous dit que toutes les femmes blondes trucident leur mari. Vous y croyez ?", lance-t-elle à un autre qui reste silencieux. Une façon de procéder reprise par les cinq associations qui se sont constituées partie civile. "Quels effets pensez-vous avoir produit sur ces personnes ?", demande ainsi Me Yael Scemama, l’avocate qui représente la Licra, à Dodou D.. Le jeune homme fronce les sourcils, se mordille l’intérieur de la bouche, et lâche, après réflexion : "ils ont dû avoir peur". L’avocate poursuit et lui demande s'il comprend pourquoi les associations contre le racisme sont présentes. Ce à quoi celui qui est venu habillé d’un sweat mauve répond "oui", sans conviction. 

Après le passage de quatre prévenus, arrive le tour de Souleymane S.. Il est le premier à évoquer par lui même le problème de l’anti-tsiganisme. "C’était n’importe quoi, maintenant je m’en rends compte", assure ce père d’un garçon de cinq mois. "On a fait un amalgame dont nous (les Noirs) sommes parfois victime." Et pourtant, malgré cette confidence, quand on lui demande s’il est lui-même raciste, sa réaction est immédiate : après un pas en arrière, étonné, il écarquille les yeux et répond d’un "non" sans équivoque.

Ici, c’est le vivre ensemble la victime
Ivan Terel, avocat de SOS Racisme

Face à l’insouciance des jeunes hommes, les représentants de la partie civile sont impitoyables. La Voix des Roms ouvre le bal. Et donne rapidement le la : "L’anti-tsiganisme est un fléau méconnu", assène Henri Braun, pour qui les prévenus se sont sentis "légitimes" car "les Roms sont au plus bas de la société". "Quel plaisir de devenir dominateur quand on est si souvent dominé", lance-t-il en direction du banc des accusés. Un reproche repris par l’avocate du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples) qui estime qu’"il y a des racistes qui s’ignorent". Mais le coup fatal sera porté par Me Ivan Terel. Avocat de SOS Racisme, il rappelle devant une audience attentive l’histoire de Jesse Washington, un ouvrier du Texas. En 1916, alors qu’il n’a que 17 ans, il est accusé du viol et du meurtre de la femme de son employeur. Rapidement arrêté, il finit par avouer, ce qui lui vaudra un lynchage en place publique. Près de 10.000 personnes viennent assister au spectacle macabre durant lequel la foule a castré le jeune homme, lui a coupé doigts et oreilles et l’a suspendu au-dessus des flammes. La victime était afro-américaine. Un souvenir du passé qui fait peser un lourd silence dans la chambre 18, interrompu par l’avocat. "On peut se satisfaire qu’on ne soit pas allé jusque-là, mais le ferment est là", conclut-t-il devant des jeunes hommes accablés par cette comparaison. 

Mais le raisonnement ne suffit pas aux accusés qui, au moment de se défendre, seuls (ils n’étaient pas représentés par un avocat), estiment ne pas avoir fait preuve de xénophobie. "Dans ma tête il n’y a pas de racisme, j’ai des amis gitans, des amis chinois, des amis de toutes les couleurs". Un argument repris en chœur : "Je ne suis pas raciste, j’en suis souvent victime", "je ne suis pas raciste, c’était pas contre les Roms mais contre les enlèvements", soulignent-ils à tour de rôle.

Au-delà des réquisitions, la procureure, Julie Morel, ne va, elle, laisser place à aucun sous-entendu. "Ce jour-là, leur comportement a été un comportement raciste", lâche-t-elle en regardant chacun des prévenus qui ne vont pas daigner la regarder dans les yeux. Elle fait valoir que s’ils ont agi "sans réfléchir", comme ils l’avancent, c’est à cause de ces préjugés. "Je crois qu’il y a des rumeurs qu’on a envie de croire plus que d’autres. (… ) Ils disent ne pas avoir réfléchi, mais la réalité dans ce dossier, c’est que les prévenus ont de tels préjugés envers la communauté Roms qu’ils n’ont pas eu envie de réfléchir." Suite à quoi la procureur requiert six mois de prison avec sursis contre deux des prévenus, dont le casier judiciaire est vierge, cinq mois de prison ferme contre trois autres, déjà condamnés pour violences en réunion, et enfin sept mois de prison ferme contre l’auteur de la vidéo su Snapchat, considéré comme le "meneur".

Un travail de longue haleine pour faire comprendre la dimension raciste de ces actes qui finit par payer. Après plus de deux heures, Ali K. assume : "Oui, au moment de l’acte, c’était un acte raciste". Tous ont avoué, et certains ont tenu à s’excuser auprès de la communauté qu’ils visaient. Un dénouement salué par Me Henri Braun. Pour le défenseur de La Voix des Roms, ce procès est "exemplaire" car tous les prévenus ont reconnu le caractère raciste de leur action. Interrogé en fin d’audience, il rappelle cependant que ce n’est qu’un premier pas vers le combat plus large de cette association, qui demande au gouvernement, depuis le mois d’avril, un plan de lutte contre l’anti-tsiganisme. La Voix des Roms n'hésite d'ailleurs pas à accuser la France entière de "racisme institutionnel", diffusé en partie selon elle par des personnalités politiques de tous bords. Comme il l’avait déjà fait devant le tribunal, Me Braun lance cette fois-ci devant les caméras : "Ils sont responsables, mais ne sont pas les seuls responsables". Le dénouement de l’affaire est attendu le 14 juin. 


Felicia SIDERIS

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