Violence à Marseille : "La volonté politique d'améliorer réellement les choses n'existe pas"

Propos recueillis par Maxime Magnier
Publié le 31 août 2021 à 15h31

Source : TF1 Info

ENTRETIEN - En proie à une explosion des règlements de comptes liés au trafic de drogue, la deuxième ville de France, où Emmanuel Macron doit se rendre mercredi, connait "une violence cyclique" depuis près de 15 ans, explique le journaliste Philippe Pujol, spécialiste des quartiers nord de Marseille.

À Marseille plus qu'ailleurs en France, la douceur du climat tranche parfois avec une violence meurtrière. Des règlements de comptes souvent localisés aux quartiers nord de la ville, qui connaissent actuellement "une explosion", selon les mots employés lundi 23 août par la procureure de Marseille, Dominique Laurens. 

Au total,  12 des 15 homicides recensés depuis le début de l'année ont été commis au cours des deux derniers mois. Derniers décès recensés dans ce cadre, celui d'un adolescent de 14 ans sur un point de vente dans une des cités les plus pauvres de Marseille, le 19 août, puis trois nouveaux homicides trois jours plus tard, dont celui d'un homme de 27 ans, enlevé en pleine rue et brûlé vif dans le coffre d'une voiture.

Pour LCI.fr, le journaliste et écrivain Philippe Pujol, spécialiste des quartiers nord de Marseille et lauréat du prix Albert-Londres en 2014 pour sa série d'articles "Quartiers shit", revient sur la situation, la veille d'une visite de trois jours d'Emmanuel Macron, qui doit annoncer un nouveau plan pour la ville. 

Les événements de ces derniers jours ont de nouveau mis en exergue la violence dans les quartiers nord de Marseille. Constatez-vous une hausse de cette violence ?

C'est une violence cyclique qui est à peu près identique depuis les années 2005-2006, et qui connait des pics environ tous les trois ou quatre ans. Le plus haut pic qu'on ait connu, c’est de 2010 à 2012. Puis ça a rebaissé jusqu'en 2017-2018, et ça réaugmente de nouveau.  Ces cycles sont liés aux entrées et sorties de prison des délinquants et aux précédents décès. 

On est déjà dans le pire depuis longtemps
Philippe Pujol, journaliste et auteur

Il n'y a pas de nouveauté, malheureusement : ça ne s'améliore toujours pas, on est déjà dans le pire depuis longtemps. Il n'y a pas d'augmentation de la violence, on est juste dans la partie haute d'un cycle. Et, à partir du moment où les règlements de compte démarrent, ça génère quelque chose qui est de l'ordre de l'émotion dans le milieu de la criminalité de quartier. Ce qui entraîne des répliques émotionnelles, pas forcément réfléchies, mais liées à la peur, à la vengeance, ou encore au besoin de se montrer fort. Parfois, les meurtres sont mêmes préventifs : on tue le membre d'un réseau pour envoyer un message qui dit : 'attention, nous aussi sommes armés et violents'.

C'est aussi pour ça que des armes de guerre sont utilisées : ceux qui s'en servent ne sont pas des grands bandits, mais se situent plutôt au niveau du banditisme de quartier et sont souvent jeunes. Ils utilisent donc plutôt des gros calibres pour surjouer une puissance.

La vente au détail est laissée aux cités, sous-traitée
Philippe Pujol

Comment fonctionne la criminalité marseillaise ?

Il n'y a pas de mafia à Marseille, on n'en a d'ailleurs pas en France. On a, à Marseille, une pègre et un banditisme importants, qui sont territorialisés. Cette criminalité est aussi uberisée : on n'est pas du tout dans une organisation pyramidale avec des grands chefs et des sous-chefs. À Marseille, chacun a son activité.

Il y a les fournisseurs, qui gagnent le plus, et se classent dans le grand banditisme, avec des ramifications internationales. Mais ils ne sont pas sur le terrain et n'ont pas besoin de faire de vente au détail. C'est pourtant la partie la plus compliquée et coûteuse de la chaine des stups. La vente au détail est donc laissée aux cités, comme sous-traitée. Les cités qui s'en chargent se débrouillent entre elles, ce qui amène à des guerres de territoire. 

Depuis le tournant des années 2000, on constate - et c'est une nouveauté - qu'il y a beaucoup de banditisme dans les stupéfiants. Auparavant, il y avait davantage de rackets, de jeux d'argent, de braquages (les braquages de proximité continuent, mais les braquages de fourgons ont presque disparu). Le banditisme à Marseille s'est recroquevillé autour de la drogue, ce qui crée de la concurrence.

Le stade ultime de ces affrontements, c'est le règlement de compte
Philippe Pujol

Il faut noter aussi que les petits voyous de terrain, ceux qui s'entretuent, ne sont pas pleins aux as. Au contraire, ils sont même endettés. Ceux qui sont positionnés au-dessus d'eux dans la chaine organisent leur endettement pour les garder sous la main.

Au début, ils leur font gagner de l'argent pour les faire rêver puis, au bout de quelques mois, trouvent des prétextes pour ne pas les payer. Dès lors, les délinquants du bas de l'échelle se mettent à vendre sur des petits points de deal un peu reculés, moins prisés. Et s'endettent à hauteur de plusieurs milliers d'euros pour se procurer de la drogue. 

Ils sont alors plusieurs à dealer sur ces territoires et commencent à s'affronter. La plupart du temps, ça finit par des bagarres et des négociations un peu rudes. Par la séquestration aussi, qui est un classique. Ça va jusqu'à la torture, mais le stade ultime de ces affrontements, c’est le règlement de comptes. C'est pour ça qu'il n'y a pas un règlement de comptes par jour, mais il y a en revanche quotidiennement des violences, moins visibles médiatiquement.

Les 'petites mains' sont prises dans une économie de survie. Le chiffre d'affaires de la drogue est très important, mais tout ne va pas dans les poches de ces délinquants, il finit dans celles des fournisseurs ou des chefs de cité. On en compte un par cité, qui connait le fournisseur et va s'arranger avec. 

Un rajeunissement des victimes depuis plus de 15 ans

Récemment, ce sont de très jeunes garçons qui ont été tués à l’arme à feu...

La jeunesse des victimes est un phénomène qu'on constate depuis la période 2007-2010 à peu près. Là, il y a eu un rajeunissement soudain : on est passé de décès d'hommes âgés de 25 à 50 ans à des décès d'ados ou de jeunes adultes. C'est lié, à mon sens, à un changement de fonctionnement des réseaux. Les victimes sont des jeunes vulnérables, pas bien puissants dans le milieu du banditisme, qui se battent bien souvent pour des miettes. 

Les policiers ne sont que les infirmiers d'une maladie grave
Philippe Pujol

Les gouvernements et les plans anti-drogues se succèdent à Marseille, comment alors expliquer la continuité, voire la hausse de la violence ?

Depuis que je suis journaliste, en 2003, j'ai vu les ministres et Premiers ministres venir à Marseille. Ils ont tous fait la même chose, à peu de choses près. Certains ont appliqué la méthode coup de poing, qui consiste à taper sur les consommateurs, pour les dissuader de consommer. Cette méthode, qui nécessite 'seulement' de faire venir des CRS, permet de donner l'illusion de l'action. Ça se passe d'ailleurs toujours dans une période approchant l'élection présidentielle. Mais ça n'a aucun effet du point de vue de l'efficacité.

En outre, ça entretient l'illusion que la problématique ne serait que sécuritaire. Mais c'est seulement un des aspects du problème et les policiers ne sont que les infirmiers d'une maladie grave. Il est beaucoup plus compliqué - car cela nécessite une action de plus long terme - d'intervenir en amont sur toute une série de choses qui permettent d'améliorer la situation. Cela va demander des choix importants qui ne devront pas seulement être faits à l'échelle marseillaise. Personne, politiquement, n'a osé franchir ce cap.

Qui plus est, les cités marseillaises sont fréquemment utilisées par la classe politique, tant au niveau national que local. La volonté politique d'améliorer réellement les choses n'existe pas. Il y a seulement une volonté de faire que cette violence n'empire pas, et quand même d'aider un peu les gens sur place. 

La solution, pour moi, se trouve dans une offre sociale et économique qui sera plus importante que celle des stupéfiants. Et c'est faisable, puisque la drogue ne fait pas gagner d'argent à ces petits délinquants. Il est aussi urgent, à Marseille, de bâtir un réseau de transports efficace, de rendre les écoles viables... Que l'État mette la main à la poche dans tous les domaines, au moins à un niveau équivalent à ce qui avait été fait dans les années 2000 dans la grande couronne parisienne. 


Propos recueillis par Maxime Magnier

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