En mesurant le temps de parole de ses élus hommes et femmes lors de son dernier conseil municipal, le maire PCF de Noisy-le-Sec a constaté qu'il était trusté à 80% par les premiers.Est-ce un cas isolé ? Comment l'expliquer ? Comment y remédier ?TF1info a mené l'enquête.
Le résultat est implacable. Le 15 juin dernier, le maire PCF de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) a passé son conseil municipal chronomètre en main pour mesurer le temps de parole entre ses élus. À l'issue des 3h42 de débats, il a constaté que les hommes avaient mobilisé le micro 80% du temps. À eux seuls, trois élus ont parlé un peu plus de deux heures. Et le cas de cette ville moyenne de 45.000 habitants n'a pas de raison d'être différent des autres communes françaises.
"Force est de constater que les choses n'ont pas bougé, et qu'en une dizaine d'années, la parole ne s'est pas mieux répartie entre les hommes et les femmes", regrette Maud Navarre auprès de TF1info. Entre 2010 et 2012, la docteure en sociologie a étudié trois assemblées bourguignonnes, un conseil régional, départemental et municipal dans une ville de plus de 100.000 habitants, en comptant "tout simplement le nombre de fois où des hommes et des femmes intervenaient". Pour arriver au constat que la parole masculine représentait trois quarts des interventions.
Après un tour de France dans 50 départements pour le compte des réseaux "Elues locales" au moment des élections municipales de 2020, Joséphine Delpeyrat, aujourd'hui membre du bureau de l'association "Elles aussi", qui milite pour la parité dans les instances élues, est également en mesure de confier que "la difficulté à prendre la parole en conseil municipal a été remontée systématiquement par les 3000 élues que j'ai pu rencontrer".
Une parité inachevée et imparfaite
Aussi, l'apprenti doctorant Théo Delemazure, créateur du compte Twitter @OutOfContext_AN, a montré que les hommes parlaient plus que les femmes à l'Assemblée nationale. Pour arriver à cette conclusion, comme il l'explique sur son site internet dans un article daté du 24 janvier 2023, il n'a pas mesuré le temps de parole des parlementaires, mais calculé combien de mots ils prononçaient d'après les comptes rendus écrits des séances entre les mois de juillet et décembre 2022. Il arrive au résultat qu'un député prononce en moyenne 40% de mots de plus qu'une députée.
Une fois le constat dressé, comment l'expliquer ? Toutes les expertes interrogées mettent en cause la parité, encore imparfaite et inachevée. Depuis 2013, la loi oblige à la parité pour la composition des listes aux scrutins municipaux, mais elle ne s'applique pas dans les intercommunalités et dans les communes de moins de 1000 habitants. Ainsi, dans ces dernières, la part des femmes dans les conseils municipaux est de 37,6% ; elle monte à 46,6% dans les communes de 1000 habitants et plus. "La parité n'est pas du tout achevée", confirme Fiona Texeire, co-fondatrice de l'Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique. "Notamment dans les fonctions exécutives, puisque seulement 19,8% des maires sont des femmes."
Cette dernière constate qu'il en va de même pour la parité "qualitative", en voulant pour preuve la nomination des femmes à des délégations moins prestigieuses, prolongation supposée de leurs vocations naturelles, comme l'éducation, la santé, la culture, au contraire de la voirie, de l'urbanisme ou des finances. "Or étant donné la prépondérance des finances dans la vie d'un conseil municipal, évidemment que l'adjoint aux finances monopolise les débats", fait-elle remarquer, plaidant pour les mêmes raisons pour l'instauration d'un binôme maire/premier adjoint mixte. Théo Delemazure a aussi remarqué via son étude qu'à l'Assemblée nationale, les hommes dominent les discussions qui portent sur les questions d'économie et de finance, quand les femmes interviennent plus sur les sujets de société et d'environnement.
Les femmes parlent plus dans les groupes où elles sont majoritaires
Plus de parité et une parité imposée aux postes à responsabilité permettrait peut-être d'inverser la tendance. Une hypothèse que semble confirmer l'étude de Théo Delemazure : au palais Bourbon, il constate que dans tous les groupes politiques les hommes parlent en moyenne plus que les femmes, sauf dans le groupe écologiste, le seul où les femmes sont plus nombreuses.
En attendant, quelles solutions mettre en place pour favoriser la prise de parole des femmes ? "Le système de la fermeture éclair fonctionne bien", avance Maud Navarre. "Dans l'organisation des tours de parole, quand un homme s'exprime, le tour de parole suivant est obligatoirement attribué à une femme", explique-t-elle. "Ça évite l'accaparement de la parole par les hommes et peut forcer certaines femmes à parler davantage." Joséphine Delpeyrat préconise aussi d'instaurer cela dans les réunions préparatoires. "Si dans ces cadres moins figés, on pratique la prise de parole alternée, on peut mettre les femmes plus à l'aise au moment de prendre la parole en conseil, elles peuvent se sentir plus légitimes à le faire."
Les hommes ont tendance à prendre la parole à tour de rôle même si c'est pour exprimer la même idée
Maud Navarre
Force est de constater que ces assemblées élues sont le reflet de la société française et que les biais sexistes s'y reproduisent, voire s'y amplifient. "Les femmes y parlent pour présenter des dossiers, des délibérations, les hommes davantage pour participer au débat", assure Maud Navarre, désormais journaliste à Sciences Humaines. "Les hommes ont tendance à prendre la parole à tour de rôle même si c'est pour exprimer la même idée, alors qu'à partir du moment où une chose vient d'être dite, les femmes ne ressentent pas le besoin d'intervenir à nouveau pour le répéter autrement." "Les hommes ont bien compris que l'objectif de ces séances est d'être vu et entendu, de montrer qu'ils existent, qu'ils occupent leur fonction, donc tout simplement de s'exprimer même si leurs propos sont redondants", remarque-t-elle.
Pour essayer de contrer cela, Joséphine Delpeyrat avoue que son association conseille aux élues de "parler pour parler" car "quand on ne veut pas parler pour ne rien dire, on finit par se taire". "Lorsqu'on se force un peu à parler, on constate que l'on trouve toujours quelque chose à valeur ajoutée à dire", défend-elle. Dans son étude, Théo Delemazure montre également que les prises de parole des hommes sont plus souvent que les femmes sans réelle valeur ajoutée. La différence dans le nombre de mots prononcés "s'accentue si l'on regarde un type de prise de parole particulier : les interruptions", écrit-il dans son article, à savoir des insultes, des onomatopées, des mots lancés pour exprimer son accord ou son désaccord avec ce qui est dit à la tribune. Elles sont deux fois plus importantes pour les hommes que pour les femmes.
La valorisation de la parole, quelle qu'elle soit
"C'est tout un système qui s'auto-alimente", regrette Fiona Texeire. "Pourquoi les députés invectivent ? Il faut avoir en tête que les sites comme nosdeputes.fr, qui mesurent l'activité parlementaire, le font à partir des comptes rendus écrits recensant toutes les prises de parole, y compris les invectives. Donc en prenant deux extrêmes, celui qui vient souvent pour ne dire que des grossièretés sera autant mis en avant que celle qui dira des choses concises et intelligentes. L'élu qui a récemment traité Mathilde Panot de poissonnière [le député RN Jocelyn Dessigny, ndlr] a marqué des points dans ses statistiques de prise de parole dans l'hémicycle", alerte-t-elle, regrettant une valorisation de ces comportements dans la société et la culture du clash. Théo Delemazure s'est rendu compte dans son enquête que 98% des prises de parole de ce député dans l'hémicycle étaient des invectives.
Les femmes n'ont pas le temps de parler inutilement, constate aussi Fiona Texeire. "Quand a lieu un conseil municipal ? Souvent en fin de journée, à un moment où les enfants ont besoin de soin. La répartition de la charge mentale et des activités domestiques étant ce qu'elles sont, il est rare que des femmes participant à un conseil municipal tardif se disent : 'Allez, je vais en remettre une couche, prendre la parole, et finir encore plus tard'."
Pour sensibiliser à ces questions et leurs enjeux, l'enseignante à Sciences-Po Rennes sur la place des femmes en politique en appelle à l'Association des maires de France (AMF). "Il n'existe pas de mode d'emploi disant comment ne pas être un maire sexiste", soulève-t-elle. Elle aimerait aussi que l'association genre ses études sur les violences faites aux élus. "Beaucoup d'élues femmes sont victimes d'élus hommes. Travailler là-dessus ferait baisser les statistiques de violences qui préoccupent l'AMF et le gouvernement. C'est douloureux de se dire qu'on élit des gens capables d'insulter et de brutaliser leurs collègues féminines, mais il faut regarder la réalité en face", déclare-t-elle. "Cette question est un vrai enjeu démocratique", abonde Joséphine Delpeyrat, son association remarquant "que les femmes sont plus promptes à démissionner ou à ne pas renouveler leur mandat", notamment pour ces raisons.
Médiatiser les cas d'élues chahutées
En attendant, elles approuvent la médiatisation d'initiatives comme celles du maire de Noisy-le-Sec et la diffusion de vidéos de femmes chahutées en conseils municipaux, départementaux ou régionaux pour sensibiliser et faire changer les comportements. Parmi les exemples récents, pêle-mêle : en février 2021, l'élue écologiste de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) Pauline Rapilly-Ferniot s'était fait couper le micro alors qu'elle allait lister plusieurs comportements sexistes subis dans le cadre de son mandat ; en avril 2021, la maire de Paimpol (Côtes-d'Armor) Fanny Chappé avait dû reprendre fermement et menacer d'expulsion son prédécesseur qui, en conseil municipal, l'appelait "maîtresse" ; en mai 2022, l'adjointe à l'égalité femmes-hommes de la ville de Rouen (Seine-Maritime), Laura Slimani, avait peu apprécié qu'un élu d'opposition demande au maire Nicolas Mayer-Rossignol de la "remettre à sa place".
Mais tout n'est pas perdu, constate Joséphine Delpeyrat : "Bien sûr, il y a des hommes en plein déni du sujet, mais j'en ai rencontré aussi beaucoup qui étaient soucieux de trouver des solutions sans savoir comment s'y prendre."