DÉCRYPTAGE - Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan se sont émus, récemment, d'une ouverture du droit européen sur la charia, d'après un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme. Or, dans cet arrêt, la CEDH a justement décidé de faire prévaloir le code civil sur les règles d'une communauté religieuse. Ce qui n'a pas empêché Marine Le Pen, dans un communiqué alarmiste, de tronquer une citation des juges. Explications.
La charia aux portes de l'Europe ? A en croire les tweets et communiqués inquiets publiés vendredi 28 décembre par Nicolas Dupont-Aignan d'une part et Marine Le Pen d'autre part, la loi islamique régissant la vie religieuse et sociale serait en train de rogner peu à peu "les valeurs de la République", avec le soutien complice de la Cour Européenne des droits de l'Homme (CEDH).
Décision extrêmement inquiétante de la CEDH qui ouvre la voie à l'application de la charia. La France doit défendre son modèle démocratique de laicité et d'assimilation. Les valeurs de la République ne sont pas négociables. https://t.co/6ECncHgX7S — N. Dupont-Aignan (@dupontaignan) December 27, 2018
🖋 « Bientôt la #Charia dans notre droit ? Ne nous parlez plus jamais des valeurs de l’Union européenne ! » Mon communiqué sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme ( #CEDH ) rendu le 19 décembre dernier : https://t.co/rcizFvMTng — Marine Le Pen (@MLP_officiel) December 28, 2018
A l'origine de ces réactions fébriles ? Un arrêt de la CEDH, justement, sur le cas d'une ressortissante grecque musulmane s'étant vue confisquer l'héritage de son mari défunt, au nom de la charia. Mais que dit-il exactement cet arrêt ? Afin de le savoir, LCI s'est procuré la décision de la cour. Brisons dès à présent tout suspense : les juges y expliquent en réalité l'exact inverse de l'exposé fait par les deux responsables politiques français. Décryptage.
Quelle est la situation de départ ?
A l'origine, le litige concerne Chatitze Molla Sali, une ressortissante grecque, musulmane de 68 ans, qui habite à Komotini, dans le nord-est du pays. Avec son mari, elle fait partie de la communauté musulmane de Thrace. Lorsque celui-ci décède, Chatitze Molla Sali obtient sa part de l'héritage, car son mari avait, avant sa mort, établi un testament devant le notaire. Seulement voilà : les deux sœurs du défunt se sentent lésées. Elles estiment que l'héritage, selon la charia - règle qui prévaut dans leur communauté - est censé leur revenir. Selon elles, il est illégal que leur frère soit passé devant un notaire.
Elles se réfèrent - c'est ici que les choses se corsent - à deux traités signés par la Grèce : le traité de Sèvres (1920) et le traité de Lausanne (1923). Ces deux textes prévoient en effet l’application des coutumes musulmanes aux ressortissants grecs de confession musulmane. Les deux soeurs sont d'abord déboutées de leur requête en 2011, en première instance puis en appel. Mais, quelques années plus tard, la Cour de Cassation leur donne raison. C'est désormais sur ce dernier jugement que la Cour européenne des droits de l'Homme est saisie. Avec, en toile de fond, cette (vaste) question : en Grèce, la loi particulière d'une communauté peut-elle prévaloir sur le droit civil d'un Etat ?
Quelle est la décision de la CEDH (et ses arguments) ?
Pour la CEDH, la réponse est très claire : Molla Sali a été victime d'une "discrimination" et la précédente décision de justice, rendue par la Cour de cassation, "n'avait pas de justification objective et raisonnable". Voici ce que les juges en disent : "En tant que bénéficiaire d’un testament établi selon le code civil par un testateur de confession musulmane (son défunt mari, ndlr), Mme Molla Sali se trouvait donc dans une situation comparable à celle d’un bénéficiaire d’un testament établi selon le code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, mais elle a été traitée différemment sur le fondement de la religion du testateur. Le gouvernement justifie cette différence de traitement en soutenant que la jurisprudence constante de la Cour de cassation sert un but d’intérêt public, en l’occurrence la protection de la minorité musulmane de Thrace, et s’appuie principalement sur le devoir pour la Grèce de respecter ses obligations internationales ainsi que la condition spécifique de la minorité musulmane de Thrace. Aux yeux de la Cour, la justification que la Grèce tire de la charia ou de ses obligations internationales n’est pas convaincante."
Plus concrètement, voici les raisons qui ont amené la CEDH à prendre cette décision : d'abord, elle rejette l'argument des deux sœurs qui consiste à se raccrocher aux traités de Sèvres et de Lausanne. Pour les juges européens, ces textes ne sont pas "des obligations internationales auxquelles la Grèce devrait se référer". "Les traités de Sèvres et de Lausanne ne font pas obligation à la Grèce d'appliquer la charia", expliquent-ils dans l'arrêt. Selon les juges, ces arrêts garantissent "le particularisme religieux de la communauté musulmane grecque" mais ne sauraient être un prétexte à des discriminations. Les magistrats relaient d'ailleurs le point de vue du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, qui "a relevé que l'application de la charia aux questions relevant du droit de la famille et des successions était incompatible avec les engagements internationaux contractés par la Grèce".
Autre argument avancé par la cour : la CEDH estime que l'Etat ne peut pas bafouer ce qu'on appelle "le droit de libre identification", c'est-à-dire la liberté, pour chacun, de suivre ou non les règles de la communauté à laquelle il appartient. Très concrètement donc, les juges estiment que ce défunt époux, en choisissant de recourir à un testament selon le code civil grec et non selon les règles de sa communauté, était dans son droit le plus complet. La précédente décision de la Cour de cassation revient, selon les juges, "à appliquer la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté". Une situation "problématique" pour la CEDH qui ne devrait désormais plus se produire. En effet, une loi votée en Grèce le 15 décembre dernier écarte le recours au mufti en matière de mariages, divorces ou héritages si l'accord de tous les intéressés n'a pas été obtenu. La CEDH s'est déclarée "satisfaite" de cette nouvelle loi.
Voilà qui éloigne davantage encore le spectre brandi par Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen. Ce qui n'a pas empêché cette dernière de tordre une phrase, tirée de l'arrêt, pour lui faire dire son contraire. Pour preuve, voici ce qu'elle écrit dans son communiqué : "la CEDH a accepté le principe d'une application et la reconnaissance juridique de la loi musulmane en marge du droit commun, estimant qu'un état 'peut créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers". Or, cette citation est fausse.
Une phrase non seulement tronquée, coupée en plein milieu et tirée de son contexte. Car les juges rappellent justement dans cet arrêt que la liberté de religion ne donne pas tous les droits. Et écrivent, noir sur blanc : "La liberté de religion s'astreint pas les Etats contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers."
Et d'ajouter, par ailleurs, que si un tel statut particulier est créé, alors c'est à l'Etat "de veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d'une manière non discriminatoire". Une seconde partie explicative qui n'a guère été reprise dans le communiqué de la patronne du Rassemblement national.