Depuis le début de l'année, la part d'électeurs qui bouderaient les urnes monte autour de 30% dans les sondages.Un phénomène en hausse depuis la dernière élection présidentielle, à cause d'une campagne qui s'est essoufflée face à de nombreuses crises, mais qui existe depuis une quinzaine d'années.
C'est un vivier d'électeurs que tentent coûte que coûte de séduire les candidats, non sans difficulté : depuis plusieurs mois, le risque d'abstention à l'élection présidentielle atteint un très haut score dans les sondages et inquiète les prétendants à l'Élysée, qui plus est dans cette dernière ligne droite, à 20 jours du premier tour. "Si le peuple vote, le peuple gagne : il ne faut pas se désintéresser de la politique", a encore martelé Marine Le Pen, la candidate du RN, sur franceinfo ce lundi.
Le sondage quotidien rolling de l'Ifop-Fiducial pour LCI, Paris Match et Sud Radio, révèle que le taux d'abstention attendu au premier tour évolue entre 30% et 35% depuis début janvier, s'établissant à 30,5% ce lundi (comme le montre la modélisation ci-dessous). Si ce score régresse depuis le début de l'année, il reste bien supérieur aux intentions de vote dont sont crédités les candidats, malgré leurs tentatives de lutter contre le phénomène. Le favori des sondages, le président sortant, est le seul à voir ses intentions grimper aux alentours de 30% depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, même s'il accuse une légère baisse ces derniers jours.
Si le scrutin peut encore réserver des surprises, le risque de voir le niveau d'abstention dépasser cette année son record dans le cadre d'une élection présidentielle, avec 28% le 21 avril 2002, est bien réel. En 2017, il montait pourtant à 22% au premier tour et 25% au second. En cause, une campagne enlisée dans de nombreuses crises : la guerre en Ukraine, qui a notamment retardé l'entrée en campagne d'Emmanuel Macron, mais aussi la pandémie de Covid-19, qui a empêché la tenue de meetings.
Une campagne bousculée par une série de crises et un favori bien installé
"On a le sentiment que ce n'est pas une vraie campagne, elle manque de tonus. Son déroulé a été très heurté et il n'y a pas eu d'électrisation qui pousserait les électeurs à aller voter, parce que les vecteurs traditionnels de mobilisation ont été un peu anesthésiés", analyse Frédéric Dabi, directeur général de l'Ifop. Selon l'expert, les candidats ont aussi eu du mal à faire émerger des thématiques marquantes, au-delà de celle du pouvoir d'achat.
"Un grand sentiment de confusion gagne l'opinion publique, mais aussi d'angoisse et de colère, en partie rentrée depuis la crise des Gilets Jaunes", abonde Bruno Cautrès, chercheur au CNRS et au CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po. Confrontés à une perte de sens, les électeurs se demandent vite à quoi bon voter.
D'autant que le sentiment que l'élection est jouée d'avance peut démobiliser encore davantage les électeurs, d'après le politologue : au fil des sondages, Emmanuel Macron creuse l'écart avec ses adversaires. Il cumule actuellement environ 10% d'intentions de vote de plus que sa première rivale Marine Le Pen. "Quand la compétition a l'air très incertaine, les électeurs de chacun des camps ont le sentiment que leur voix à eux peut faire la différence, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui", explique-t-il.
Pour autant, à force d'estimer cette victoire acquise pour le camp Macron, il existe le risque que trop peu d'électeurs ne se déplacent finalement aux urnes pour soutenir le président sortant. Raison pour laquelle les membres de la majorité répètent fréquemment que les dés ne sont pas encore jetés. "Je ne peux qu'encourager chacune et chacun à s'exprimer" lors du scrutin du 10 avril, a appuyé ce lundi sur RTL le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, soutien d'Emmanuel Macron.
D'élection en élection, les Français se désintéressent de plus en plus du vote
Mais ce contexte particulier, entre série de crises et grand favori qui survole les sondages, ne suffit pas à expliquer le risque d'une abstention record. "C'est tout un alliage : il y a l'aspect conjoncturel, mais aussi structurel, car les Français votent de moins en moins", soulève Frédéric Dabi. Le spécialiste situe à l'élection de 2007 la bascule de la France dans un "cycle de l'abstention". Lors de ce vote, remporté par Nicolas Sarkozy, la participation avoisinait les 84% pour les deux tours, grâce à des électeurs très séduits par les offres électorales des candidats. Mais depuis, "à chaque élection, on a moins voté qu'à la précédente".
Car cet enthousiasme s'est bien émoussé : "Il y a eu un désenchantement et une crise de l'efficacité politique, car les Français ont le sentiment depuis que les chefs de l'État élus n'ont pas tenu leurs promesses", explique-t-il. "Ils ont l'impression que voter ne sert plus à rien, les politiques échouent à changer leur vie quotidienne." À cela s'ajoute "l'image d'une politique tournée vers elle-même et pas vers les problèmes des Français", complète Bruno Cautrès. Même l'arrivée d'un outsider dans la course à l'Élysée comme Eric Zemmour n'est pas suffisante pour ramener vers les unes les moins mobilisés.
Quant au profil des abstentionnistes, il recoupe en général les plus jeunes (hormis parfois ceux qui votent pour la première fois), qui s'intéressent à la politique mais ne s'expriment pas forcément par le vote, ainsi que les catégories sociales les plus populaires et les moins instruites. "Mais si l'abstention dépasse les 30%, ce seront peut-être toutes les catégories sociales qui seront touchées", signale Frédéric Dabi.
Difficile de déterminer quels sont les partis qui pourraient perdre le plus d'électeurs en cas de forte abstention. La candidate du RN Marine Le Pen puise une grande partie de son électorat dans ces catégories populaires, mais ses votants sont souvent très motivés : 77% de ses électeurs sont sûrs de leur choix, l'un des plus hauts taux parmi les candidats, selon le sondage de ce lundi. "C'est un jeu complexe", résume Bruno Cautrès.
Seule certitude, une abstention record laissera des marques durables dans la vie politique française. Si le favori Emmanuel Macron l'emporte, mais avec une faible participation, "il ne pourra pas se féliciter d'avoir un chèque en blanc de l'électorat, comme si de rien n'était, mais il devra réinventer une manière de créer de l'adhésion sur ses projets de réforme", commente le politologue. Et plus largement, "le lien entre représentant et représenté va s'éroder encore davantage", s'inquiète Frédéric Dabi. Avec le risque, selon l'expert, de voir les discours qui remettent en doute la légitimité des victoires électorales des élus se multiplier. Autant d'attaques qui circulent déjà et qui "sapent le pacte démocratique".
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