JUSTICE - Le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti est mis en examen vendredi par la Cour de justice de la République. Pourquoi les plaignants invoquent-ils une "prise illégale d'intérêts" touchant l'ex-avocat ? Le point sur l'affaire.
C'est une affaire au très long cours dont l'enquête qui vise Eric Dupond-Moretti n'est que l'un des tiroirs. Le garde des Sceaux est mis en examen vendredi devant la Cour de justice de la République (CJR) - seule juridiction habilitée à juger un ministre en exercice - dans une enquête pour "prise illégale d'intérêts". L'intéressé s'est dit "serein et déterminé" à son arrivée, estimant qu'un ministre "n'est pas au-dessus des lois, ni en dessous". C'est dans ce cadre que, le 1er juillet dernier, les magistrats de la CJR ont organisé une longue perquisition au sein même du ministère de la Justice. Auparavant, le 7 juin, Jean Castex lui-même avait été entendu comme témoin.
Les plaintes initiales visant le ministre ont été déposées par l'association Anticor en octobre 2020, puis par deux syndicats - l'Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature - en décembre 2020 pour "prise illégale d'intérêts". En outre, le député LFI Ugo Bernalicis, qui avait conduit l'an dernier une commission d'enquête sur l'indépendance de la justice, avait fait un signalement à la CJR en octobre dernier, sur un fondement similaire.
En toile de fond : l'affaire "des fadettes"
En juin 2020, Le Point a révélé que le parquet national financier (PNF) avait demandé, en juin 2014, d'éplucher les factures téléphoniques détaillées (ou "fadettes") d'une dizaine de ténors du barreau et de magistrats, afin de trouver la "taupe" susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog, qu'ils avaient été placés sur écoute dans une autre affaire retentissante. Des investigations qui ont été classées sans suite au bout de six ans, fin 2019.
Après ces révélations, l'une des avocates de Nicolas Sarkozy, Jacqueline Laffont, avait annoncé sur LCI avoir demandé à la garde des Sceaux de l'époque, Nicole Belloubet, de diligenter une inspection générale, estimant l'enquête du PNF "déloyale" pour son client. Cette inspection a été diligentée le 1er juillet 2020 par Nicole Belloubet, juste avant le remaniement gouvernemental qui a porté Eric Dupond-Moretti place Vendôme.
Parmi les avocats concernés par les investigations polémiques du PNF figurait précisément Eric Dupond-Moretti. Ce dernier, qui dénonçait des "méthode de barbouzes", a déposé une plainte contre X, le 30 juin 2020, pour "violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances" et "abus d'autorité".
L'avocat plaignant devient ministre
Jusque-là, la procédure suivait son cours normalement. Mais le 6 juillet 2020, Eric Dupond-Moretti est nommé ministre de la Justice du gouvernement Castex en remplacement de Nicole Belloubet. Conscient d'un risque immédiat de conflit d'intérêts - il aurait à arbitrer une affaire dans laquelle il a lui-même partie liée -, il retire dès le 7 juillet la plainte contre X qu'il avait déposée en tant qu'avocat. Malgré le retrait de sa plainte, l'enquête judiciaire se poursuit, jusqu'à son classement sans suite annoncé jeudi 8 octobre, en raison de "l'absence d'infraction" constatée par le parquet de Nanterre.
Parallèlement, l'inspection diligentée par Nicole Belloubet au sujet du PNF s'est également poursuivie. L'Inspection générale de la justice (IGJ) rend son rapport le 15 septembre 2020 à Eric Dupond-Moretti. Elle y livre des conclusions nuancées, estimant que les investigations controversées du PNF ne recèlent "pas de dysfonctionnement majeur" tout en critiquant l'organisation du PNF, son "fonctionnement cloisonné" et son "mode de management centralisé". Le rapport s'étonne surtout qu'aucune remontée d'informations n'ait été faite auprès du parquet général, supérieur hiérarchique du PNF, ou même des juges d'instruction, alors que les investigations portaient sur un sujet aussi sensible que des "suspicions de fuites au sein du monde judiciaire".
Mais le 18 septembre 2020, Eric Dupond-Moretti relance la machine en ordonnant une enquête administrative visant trois magistrats du PNF, Patrice Amar, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss et Eliane Houlette. Pourquoi ? Le ministère, sur la base du rapport de l'IGJ, estime que "les faits relevés seraient susceptibles d'être regardés comme des manquements au devoir de diligence, de rigueur professionnelle et de loyauté."
Une "tentative de déstabilisation" pour les magistrats
Cette enquête administrative fait bondir les magistrats, pour qui Eric Dupond-Moretti, devenu ministre, règle ses comptes avec le PNF. "La chronologie de ces derniers jours nous convainc du caractère programmé de cette tentative de déstabilisation, menée dans le but de disqualifier un PNF qui a fait la preuve de son opiniâtreté et de son efficacité dans la lutte contre la délinquance économique et financière", s'insurgent l’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature dans une lettre ouverte adressée le 18 septembre au président de la République. "Le garde des sceaux adopte une attitude subjective, partisane et vindicative."
"Le rapport de l'Inspection générale de la justice n'a constaté aucune infraction. Cela aurait dû s'arrêter là", avait estimé à l'époque l'avocat d'Anticor Jérôme Karsenti, que nous avions sollicité. "Eric Dupond-Moretti répète qu'il a retiré sa plainte, mais en réalité, avec cette enquête administrative, il la redépose avec sa casquette de ministre. C'est là que se situe le conflit d'intérêt".
La qualification retenue par les plaignants - Anticor comme les syndicats de magistrats - n'est pas le conflit d'intérêts, qui est une "situation de fait" mais la "prise illégale d'intérêts", "qui est une qualification pénale se traduisant par le fait, pour une autorité publique, de prendre un intérêt dans une opération dont il a la surveillance", avait explicité Jérôme Karsenti auprès de LCI.
La machine judiciaire est lancée
Face à ces accusations, Eric Dupond-Moretti annonce, le 12 octobre, qu'il se déporte de l'enquête administrative au profit de Jean Castex, auquel il reviendra de décider des suites de l'enquête administrative. Ce déport est confirmé par un décret du 24 octobre. Le rapport d'enquête est donc remis au Premier ministre le 9 février 2021, et Jean Castex décide de saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Ce dernier donne partiellement suite en avril.
Parallèlement, un article de Mediapart a ouvert un nouveau front en révélant, à l'automne 2020, que le nouveau ministre de la Justice avait aussi lancé, peu après sa nomination, une enquête disciplinaire visant Edouard Levrault. Ce magistrat avait mis en examen un client monégasque d'Eric Dupond-Moretti, qui avait porté plainte contre lui, dénonçant ses méthodes de "cow-boy". Dans ce dossier, Edouard Levrault a signalé lui-même un potentiel conflit d'intérêts à l'IGJ. Le rapport de l'Inspection, remis le 2 juillet 2021 à Jean Castex, n'a pas été rendu publique.
Ces deux dossiers conjugués ont motivé les plaintes des syndicats de magistrats et d'Anticor. Le 13 janvier 2021, la Cour de justice de la République (CJR) a ouvert une enquête visant le ministre de la Justice pour "prise illégale d'intérêts". C'est dans ce cadre que le garde des Sceaux était entendu ce vendredi matin.
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