L'Union européenne est-elle sous la coupe des lobbies ?

par Claire CAMBIER
Publié le 24 mai 2019 à 10h36
L'Union européenne est-elle sous la coupe des lobbies ?
Source : FREDERICK FLORIN / AFP

À LA LOUPE - Alors que les Français sont invités à choisir leurs députés européens le 26 mai, la question des lobbies fait rage dans le débat public. Pour beaucoup, l'Union européenne est un lieu de pouvoir bien trop poreux aux groupes d'intérêts. Qu'en est-il ? Les institutions européennes sont-elle à la botte des lobbies ? Quelle est la part de fantasme et de réalité ? Comment ces groupes agissent-ils ? Sont-ils suffisamment encadrés ? LCI fait le point.

C'est un discours que l'on entend régulièrement : au sein institutions européennes, le vrai pouvoir serait aux mains des lobbies. Prenant la place des décideurs politiques, ses acteurs écriraient les lois au niveau communautaire. Un discours largement relayé par les différents partis politiques, en lice pour les élections européennes qui se tiendront le 26 mai en France.

La liste "Envie d'Europe", par exemple, appelle ainsi à "en finir avec l'Europe des lobbies",  et en a fait un de ses slogans de campagne. En déplacement à Grenoble le 14 mai, Sarah Soilihi, la colistière de Benoît Hamon justifiait son engagement par "la rage de voir les lobbies faire la loi en Europe". Florian Philippot, tête de liste des Patriotes, estimait quant à lui sur le plateau de LCI, que "l'Europe, c'est le règne des lobbies chimiques". Véronique Trillet Lenoir, présente sur la liste de la majorité ne disait pas le contraire lors du meeting de la LaREM à Lyon, le 9 mai dernier. La cancérologue y dénonçait "l’influence des lobbies dans le milieu agro-alimentaire et de santé". Ce même jour, de l'autre côté de l'Hexagone, à Lille, Yves Jadot (EELV) a demandé à "libérer l'Europe des nationalistes, des lobbies et des égoïsmes".

Pour une fois, tout le monde s'accorde. Il est vrai que les lobbies ont une place essentielle à Bruxelles. Le registre de la Transparence, qui regroupe depuis 2011 les bases de données des lobbies enregistrés au Parlement et à la Commission, répertorie plus de 11.800 organisations. "On parle de 30.000 lobbyistes sur place", nous indique Cécile Robert, politiste, spécialiste des institutions et politiques européennes. Un nombre qui ne prend pas en compte les professionnels basés en dehors de la capitale belge. 

"Bruxelles est l'une des deux capitales mondiales du lobbying avec Washington", souligne Philippe Lamberts. Pour cet eurodéputé écologiste belge, cela "prouve qu'à Bruxelles, il y a du pouvoir et ça c'est plutôt une bonne nouvelle. C’est bien pour cela que les lobbies essayent de nous influencer. La mauvaise nouvelle, c’est que beaucoup trop de décideurs politiques décident de 'gober' ce que leur racontent les lobbyistes du big business qui se résume à 'si c’est bon pour les affaires, c’est bon pour la société'", regrette-il.

56.000 agents employés par l'administration européenne contre 54.000 à la mairie de Paris

Si les lobbyistes sont si présents, c'est aussi qu'ils font partie intégrante du fonctionnement des institutions européennes, ils en sont un des rouages essentiels. "Le lobbying est un outil de démocratie quand il est pratiqué correctement", estime Viviane de Beaufort, professeur de droit à l'ESSEC, une des grandes écoles de commerce française et elle-même membre de plusieurs think tanks et réseaux de lobbyistes. "L’ensemble du corps dirigeant accueille celles et ceux qui veulent s’exprimer, peu importe leur tendance et leurs opinions, et fait ensuite un arbitrage."

Les lobbies apportent une expertise aux décideurs, d'autant plus essentielle qu'en interne, l'administration européenne est faiblement dotée en experts techniques. Un point que souligne Agnès Dubois Colineau, directrice générale du cabinet Arcturus Grou, cabinet de conseil dont les dépenses de lobbying dépasse le million d'euros. "Les institutions communautaires ont peu de fonctionnaires. Prenez la Commission européenne, si vous enlevez les services supports - c’est-à-dire les services de traduction et les RH -, vous avez moins de fonctionnaires qu’à la mairie de Paris, alors que cette institution est en charge de la préparation des textes et de la vérification de l’application des textes pour 28 états membres." Cela va même plus loin, toutes institutions et agences comprises, l’administration européenne emploie 56 000 personnes, à peine plus que les 52.000 agents de la capitale et beaucoup moins que les 103.000 agents de Bercy. 

"Notre expertise est utile au quotidien dans leur prise de décision", estime ainsi la lobbyiste. "Ils sont très ouverts aux rencontres et pas seulement avec ceux qui les ont sollicité". Pour le reste, "il est de leur responsabilité, quand ils veulent se faire une opinion, de rencontrer toutes les parties prenantes et de ne pas se laisser influencer par une seule. Lorsque je viens exposer mes arguments, je ne viens pas mettre un flingue sur la tempe d’un député. Son travail consiste à écouter et d’estimer si ces arguments sont irrecevables ou non. Il y a une vraie méconnaissance et beaucoup de fantasmes en ce qui concerne le pouvoir des lobbies." Lorsqu'elle a débuté sa carrière dans ce domaine, elle a d'ailleurs du faire face à de nombreux reproches,  jusqu'au sein de son entourage. "Mon père n'était pas très content", en rit-elle aujourd'hui. "Mais aujourd'hui, il a changé d'avis parce qu'il en a saisi l'intérêt."

Un travail d'expertise essentiel

Comment s’y prennent-ils ? "Quand on prend un nouveau dossier, la première démarche c’est de comprendre le client, son modèle économique, ses contraintes (..), les parties en présence", explique Agnès Dubois Colineau. Le but : cibler les personnes qui seront actifs dans la prise de décisions liées à leurs intérêts, le moment où il va être opportun d’intervenir et avec quels arguments. "Nous aidons nos clients à prendre contact avec les décideurs et nous les challengeons sur les arguments à présenter."  Mais elle l'assure, le gros du travail reste la veille et la préparation en amont : "C'est un métier très besogneux et très chronophage pour être à jour de l’actualité de la décision que l’on suit, de manière à modifier notre feuille de route si besoin, modifier les argumentaires de nos clients en fonction des évolutions." Lui arrive-t-elle d'écrire des amendements ? "Il arrive que des parlementaires nous demandent que les avocats rédigent un projet qu’ils vont ensuite modifier ou proposer en l’état", reconnait-elle.

Viviane de Beaufort intervient quant à elle régulièrement en tant qu'experte. Pour sa première intervention, elle a tout simplement envoyé un mail. "J'avais fait une thèse sur les offres publiques d’acquisition (OPA) et écrit un livre sur une étude comparative des différents systèmes existants en fonction des pays. Quand une directive sur le sujet a été étudiée,  je me suis proposée et j'ai immédiatement été reçue à la Commission européenne."

De nombreuses dérives

Pas de "voyages d'affaires", ni de petits cadeaux ? "Il y en a certainement encore, reconnait la DG d'Arcturus, mais les choses ont évolué, ce sont des pratiques d'un autre âge". Philippe Lamberts reconnait que le dernier "voyage tout frais payé" qu'on lui a proposé remonte un peu : "Le gouvernement de Maurice m'avait invité à assister à un congrès sur le blanchiment d’argent. Il tentait de convaincre que l’île Maurice n'est pas un paradis fiscal. J'ai décliné."

Les méthodes actuelles se veulent plus modernes, plus directes aussi. Les lobbies jouent avant tout sur le levier de l'emploi. Les Etats membres ont un poids non négligeable dans les décisions. Le Conseil européen - regroupant les chefs d'Etats ou de gouvernement des 28 Etat membres - donne la ligne directrice de la politique européenne et le Conseil - officieusement, le "Conseil des ministres de l'UE" - a un pouvoir législatif. "Les industriels de l'agroalimentaire par exemple, vont dire : 'si vous faites un étiquetage pour les consommateurs, ça va mettre des produits en difficulté et donc on va détruire des emplois', relate Michèle Rivasi, eurodéputée EELV. Ou alors : 'si vous demandez des normes trop hautes dans le secteur automobile, ce sera le licenciement pour de nombreux constructeurs'". Un argument qui fait souvent mouche. "Un rapport de l'association Corporate Europe Observatory montre comment les ambassades des Etats membres à Bruxelles sont des endroits où les rencontres avec les représentants d’intérêt sont nombreux", souligne Cécile Robert, maître de conférences à Sciences Po Lyon.

Les grands groupes, comme Monsanto, peuvent également cibler les agences sanitaires "puisque ce sont elles qui vont déterminer si leurs substances actives sont cancérigènes, mutagènes ou perturbateurs endocriniens", avance l'élue. "Ils font pression sur les experts, soit en finançant leurs laboratoires, soit en les payant directement pour qu'ils signent des papiers qu'ils ont eux-mêmes rédigés." En janvier dernier, l’ONG Global 2000 révélait que le rapport d’évaluation du glyphosate de l’Institut fédéral d’évaluation des risques allemand (BFR) était un plagiat, souvent mot pour mot, du dossier d’homologation du glyphosate transmis aux autorités européennes par Monsanto et ses alliés industriels. C'est pourtant en se basant sur le rapport du BRF que l'UE a décidé en 2017 de ré-autoriser pour 5 ans cette substance polémique.

Des forces en présence inégales

Autre levier : le financement de partis ou de la présidence tournante de l'UE. La Roumanie est encore aujourd'hui sponsorisée par Coca Cola et Mercedes. En novembre 2018, le Parti populaire européen (PPE), auquel sont rattachés Les Républicains, a reçu 61 000 euros pour l’accueil de quatre multinationales (AT&T, Walt Disney, Microsoft et UPS) à son congrès annuel. L’Alliance des libéraux et des démocrates pour l’Europe (ALDE) - avec qui doit s'allier LaRem - a reçu la même année 122 000 euros de la part de huit multinationales et lobbys, dont Bayer, Uber ou encore Google. Ces sociétés ont également payé pour intervenir lors du congrès annuel du parti.

Les réseaux sociaux sont également devenus un nouveau terrain de jeu pour défendre ses intérêts, par le biais de campagne de promotion, mais aussi, d'attaques ciblées contre des personnalités. "Quand le centre international de recherche sur le cancer (Circ) a indiqué que le glyphosate est probablement cancérigène, ils ont attaqué nominalement les experts", poursuit l'écologiste. "Moi-même j'ai été attaqué par le lobby pharmaceutique. Ils sont redoutables. Ils ont voulu faire croire que j'étais anti-vaccin. Ils insinuent le doute, ils tentent de décrédibiliser les personnes. Je n’ai jamais été anti-vaccination, je suis pour la transparence et je trouve anormal que les études cliniques soient financées par les laboratoires pharmaceutiques."

Les ONG privilégient aussi ce média, mais ces lobbies n'ont clairement pas le même poids que les grands industriels. Ces derniers ont 60% de lobbyistes accrédités au Parlement européen en plus que toute la société civile, selon une étude menée par LobbyFacts.eu en janvier 2017. L'écart entre les sommes investies est également impressionnant. Le seul secteur financier dépense chaque année plus de 120 millions d’euros en lobbying, soit 30 fois plus que les ONG et les syndicats combinés, selon une étude de Corporate Europe Observatory de 2014. Enfin les moyens humains ne sont pas les mêmes : "une grande entreprise va avoir plusieurs personnes à son service : ses ressources internes mais aussi les salariés d’un - voire de plusieurs - cabinets de conseils, et ceux des fédérations d’entreprises auxquelles elle adhère", souligne la politiste Cécile Robert.

Un encadrement nécessaire

Pour fonctionner de manière démocratique, ce système de lobbying doit donc être encadré. La transparence est une première étape, "le premier étage de la fusée", comme l'appelle Philippe Lamberts. "Le but est d’exposer de manière plus visible le travail des lobbies, c’est-à-dire à la fois les identifier, à travers le registre de la transparence, signaler les rencontres avec les élus et rendre public tous les éléments communiqués par des lobbyistes à des décideurs, qu'il s'agisse d'expertises, de propositions d’amendements ou même d'argumentations."

Pour le moment, nous en sommes loin. La Commission s'est montrée la plus exemplaire en imposant, dès 2011, l'inscription des représentants d'intérêts dans un registre de transparence comme condition préalable à la tenue de réunions avec ses décideurs  (commissaires européens, les membres de leurs cabinet et les directeurs généraux de la commission). "Ce sont des données consultables, qui sont automatiquement déversées sur nos fiches du registre", nous indique Agnès Dubois Colineau. La lobbyiste est clairement favorable à plus de transparence et estime même que l'Union Européenne n'en fait pas assez. "L'idée était d'étendre cette mesure au Parlement et au Conseil, mais les deux l’ont refusée", regrette-elle.

Au niveau du Parlement, la transparence se limitait jusqu'il y a peu à l'inscription sur le registre de la Transparence, préalable pour disposer d'un badge d'accès au locaux du Parlement. En janvier dernier, les parlementaires ont voté une révision du règlement intérieur du Parlement, mais à minima. Ils ont désormais pour obligation de "publier, pour chaque rapport, la liste de toutes les réunions prévues avec les représentants d’intérêts relevant du champ d’application du registre de transparence". Cela ne concerne cependant que les rapporteurs, les rapporteurs fictifs - autrement dit ceux qui suivent l’avancement d’un rapport au nom de leur groupe politique - et les présidents de commissions.

Le texte est passé à 4 voix près ! "Et il a quand même fallu un vote à bulletin secret, s'étrangle la lobbyiste. Je n'avais jamais vu cela. Pour un vote sur la transparence, c’est quand même un comble." Cette demande du Parti populaire européen (PPE - droite) en a dérouté plus d'un. "Cela va contre la nature du Parlement, qui doit rendre des comptes aux électeurs. A quatre mois des élections européennes, une telle attitude est incompréhensible", rapportait à l'époque l’eurodéputée Elisabeth Morin-Chartier (Agir) à nos confrères du Monde.

La faute aux décideurs politiques ?

De quoi faire porter la faute du pouvoir des lobbies aux élus eux-mêmes. C'est d'ailleurs le discours de certains parlementaires : "Je suis absolument convaincu que le problème se trouve du côté des élus et des décideurs politiques, beaucoup plus que du côté des lobbyistes", confie ainsi l'eurodéputée Vert Philippe Lamberts.

Son groupe politique a suivi l'initiative de Julia Reda (parti Pirate) et publie depuis toutes les rencontres de ses membres sans exception. Il propose également de mettre fin aux conflits d’intérêt, le deuxième étage de sa fusée. "Comment se fait-il qu’il soit encore possible d’être au parlement européen et salarié ou administrateur d’un grand groupe ?", s'interroge l'homme politique belge. "Et puis il y a des personnes qui pantouflent". Autrement dit, qui font des aller-retours entre postes au sein des institutions européennes et des groupes de conseil. Une loi impose un délai de "refroidissement" de deux ans pour les commissaires, habitués à la méthode, mais rien ne l'empêche pour tous les autres décideurs.

Enfin la question d'une expertise publique se poste. "L’Agence Européenne de Sécurité des Aliments (AESA) a été accusée à plusieurs reprises d’embaucher des personnes, dans ses panels, qui venaient du secteur privé ou qui y retournaient, avance Cécile Robert. Elle a répondu aux accusations en expliquant que pour disposer d’experts totalement indépendants, il faudrait d’une part presque doubler ses moyens financiers et deuxièmement, revoir le fonctionnement des politiques de recherche puisque celles-ci sont en partie financées par le secteur privé." Aujourd'hui cependant, la hausse des dépenses publiques n'est pas vraiment à la mode.

"Il faudrait se poser la question du lobbying de manière plus globale", avance l'universitaire. "Qui doit participer au processus de décision européenne ? Avec quels moyens ? Comment les équilibre-t-on ? Et quelle place laisser au débat politique ?" En clair, le débat n'est pas prêt de se tarir. 


Claire CAMBIER

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