BEAUCOUP DE BRUIT POUR TOUT - Des hurlements d'enfants dans les aires de jeux aux chants de coq dès potron-minet, la société française semble de plus en plus hypersensible aux bruits pour lesquels, jadis, elle avait un seuil de tolérance. Qu'est-ce qui peut expliquer ce "droit au silence" ? Deux psychologues décryptent cette tendance.
Récemment, des neuroscientifiques de l'Université de Genève et des Hôpitaux de Genève ont réalisé une vaste étude* sur un sujet très contemporain : la manière dont "les cris nous agressent". Les chercheurs ont analysé les réactions de 16 personnes soumises à différents sons, situés entre 10 et 250 hertz, afin de pouvoir établir à quel moment les fréquences de sons répétitifs devenaient désagréables. Au final, l'intervalle de fréquences dans lequel un son est jugé "déplaisant", se situe entre 40 et 80 hertz. Soit dans la gamme de fréquence utilisée par les alarmes mais qui est aussi celle... du cri humain, notamment celui du bébé.
Serait-ce alors pour cette raison que, incommodé par les bruits d’enfants, un couple de la Sarthe a récemment porté plainte pour nuisances sonores peu de temps après l'installation d'une aire de jeux au milieu de leur lotissement ? Et qu'un couple d'agriculteurs retraités se sont plaints d’un coq trop matinal (et devenu depuis un symbole médiatiques des traditions du monde rural) ? Autant de réactions inhabituelles qui incitent à se demander si nous ne serions devenus intolérants, non pas aux bruits de marteaux-piqueurs en plein dimanche après-midi ou à l’exposition à des décibels élevés en Île-de-France, avec son réseau de transports routier, aérien et ferroviaire, mais aux simples bruits de la vie n'importe quel jour, à n'importe quelle heure ?
Le bruit des gens autour
Un sujet qui n'incite pas à la franche rigolade selon un sondage IFOP datant de 2014 : plus de 8 Français sur 10 (82%) indiquent se préoccuper des nuisances sonores, dont plus d’un tiers (35%) affirment même s’en préoccuper "tout à fait". Ce qui inspire à la psychologue Laurie Hawkes cette réflexion : "Notre vie est-elle devenue plus bruyante qu'avant ou sommes-nous devenus plus sensibles au bruit ? Il faut bien sûr se demander si effectivement cette aire de jeu pour enfants, pointée du doigt par le couple, était installée avec peu de précautions, trop près des logements, dans un coin encaissé, ouvert pendant la nuit. Difficile en effet de trouver la juste mesure entre subir passivement et agir pour changer les choses. Mais la plupart d’entre nous restent quand même choqués lorsque la plainte porte sur des bruits "normaux" — cigales, coq, cloches de vaches, ou ici, jeux d’enfants. C'est comme si un droit au silence se développait dans la population française, en écho à notre ère du 'droit à' (droit à l’enfant, droit à l’oubli, etc.). Le risque avec ce genre de plaintes, c'est que l'on devienne trop exigeant, pas assez adaptable, voulant absolument rendre l'environnement tel qu'il nous convient et non le prendre tel qu'il est."
Le bruit renvoie à la représentation de soi à travers l’autre qui nous est insupportable, pour des raisons intimes.
Sébastien Garnero, psychologue
Le psychologue Sébastien Garnero, également contacté par LCI, constate lui aussi de plus en plus d’intolérance au bruit dans nos sociétés : "Cette forme d'ultra-sensibilité n'a rien à voir avec la misophonie qui correspond à une aversion pour les sons et bruit produits par un autre personne mais plus de la "phonophobie", soit une crainte d’entendre des sons anodins dans l’environnement. Des phénomènes d’hyperacousie caractérisés par une hypersensibilité auditive spécifique (voix d’enfants, bruit du quotidien...) sur certains bruits, sur certaines fréquences, que d'autres tolèrent majoritairement."
Une incapacité à supporter les bruits de la vie qui, comme le souligne de concert les deux psychologues, traduit en réalité l’expression d’un mal être plus global de la personne : "Dans certaines situations, le bruit peut réellement devenir insupportable au point où l’on bascule dans la folie", concède Laurie Hawkes. "Je pense à ces gens à bout qui finissent par sortir leur fusil… C’est extrême, mais le bruit les rend fous, en un sens."
Reflet d'une société narcissique
"Ne pas supporter la musique ou les moments de fêtes et de joie chez son voisin car il nous confronte à notre propre solitude" poursuit Sébastien Garnero. "C'est comme ceux qui s’insurgent des ébats amoureux du voisin. Ces derniers les quérulent à leur propre sexualité et parfois au désert affectif et sexuel dans lequel ils vivent. De même, pour certaines personnes ne supportant pas le bruit des enfants jouer, cela réactive par effet de miroir les problématiques du vieillissement, de la propre enfance plus ou moins difficile, de certains échecs de la vie personnelle. Le bruit renvoie par association à la représentation de soi à travers l’autre qui nous est insupportable, pour des raisons intimes. L’hypersensibilité au bruit dans un conflit de voisinage a souvent à voir avec sa propre frustration ou avec cette idée qu'un système de valeur est remis en cause par l’autre et sa différence."
Ce qui, d'un point de vue sociétal, explique que l'on vienne à se plaindre d'un coq trop bruyant ? Pour Sébastien Garnero, "ce genre d'affaire raconte à quel point nous avons besoin de soumettre les autres à notre regard, à nos modes, à nos envies, et pas l'inverse. C'est le reflet narcissique de notre société toujours plus individualiste ayant tendance à conforter chacun dans le fait que le monde doit être à son image."
*Etude menée en 2019 par des neuroscientifiques de l’Université de Genève (UNIGE) et des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG)
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