L’ŒIL DU PSY – La série "Black Mirror", dont les trois épisodes de la saison 5 sont disponibles ce mercredi sur Netflix, passe au scalpel les dérives de notre époque d'aliénation aux écrans. Un psychologue et une journaliste de série télé analysent la fascination que suscite cette série glaçante.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Black Mirror, cette série raconte sur le mode du cauchemar éveillé notre aliénation aux écrans (smartphone, tablette, ordinateur...) et, en substance, comment un dispositif technologique peut influencer négativement la société. D'abord diffusée sur Channel 4 de 2011 à 2014, la création de Charlie Brooker a marqué les esprits dès son pilote, L’hymne national où, pour sauver une membre kidnappée de la famille royale britannique, le Premier ministre du Royaume-Uni consent à avoir un rapport sexuel avec un porc, en direct sur tous les médias nationaux. Un épisode sidérant préfigurant la tonalité glaçante de la série : on se dirige collectivement vers l’horreur sans que personne ne réagisse.
Selon le psychologue Samuel Dock*, contacté par LCI, ce premier épisode "questionne ce qu'il reste d’humain dans nos sociétés occidentales", soutenant que "celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement" : "Dans ce pilote, les gens assistent à l'abjection comme hébétés, la prise de conscience voire la révolte s'avère broyées dans le flux de l’entertainment. Preuve que si on veut endiguer un peuple, il ne faut pas utiliser la violence, il faut le noyer dans l’image." Un préambule à d'autres épisodes très différents les uns des autres où des individus, pris au piège de leur dépendance, se révèlent en panne d'options pour réagir.
En 2016, le phénomène cathodique titille l’attention de Netflix. "La célèbre plate-forme en a racheté les droits pour en faire une superproduction avec une troisième et une quatrième saison correspondant plus à son ADN", nous explique Marie Turcan, journaliste membre de l'A.C.S.**.
Addiction à la noirceur
En cinq saisons, la série Black Mirror a abordé bien des sujets dérangeants : l’addiction à la télé-réalité et aux réseaux sociaux, la fin de la vie privée, les robots tueurs, la réalité augmentée immersive, le cyber-harcèlement, le transfert de la mémoire ou de la conscience dans une machine... Mais elle n'en séduit pas moins les spectateurs en quête de productions offensives et de questionnements existentiels.
"Cet attrait répond à notre rapport à la curiosité (soit la 'pulsion épistémophilique') que l'on construit, enfant, en expérimentant la perte de la mère, analyse Samuel Dock : à partir du moment où celle-ci se libère de la co-dépendance avec son bébé et reprend sa vie de femme, l'enfant va éprouver une frustration qu'il va chercher à combler dans le monde extérieur. Ce que dénonce une série comme Black Mirror, c'est que notre société actuelle prétend combler cette frustration enfantine par la technologie. Un confort anéantissant cette pulsion de curiosité qui nous constitue en tant qu'être humain, qui nous incite à poser des questions critiques sur ce que nous sommes et donc à questionner les outils complexes que nous avons entre les mains. En somme, la série démontre que l'on ne questionne plus ce qui s'apparente à un transhumanisme, soit toutes ces prothèses technologiques qui transforment l'être humain."
La morale, c'est que l'objet créé a fini par nous soumettre et nous lui appartenons.
Samuel Dock, psychologue
La force de Black Mirror consiste alors à transformer cette absence contemporaine de curiosité en effroi, en décrivant l’inquiétante étrangeté d’un univers où tout ce qui nous est familier devient inconnu ou menaçant : "D’un point de vue psy, on peut en déduire que l’être humain réclame la technologie comme il réclame une mère parfaite, mais s'il en fait un mésusage, alors il perd le contrôle et paye très cher l’addition. La morale, c'est que l'objet que nous avons créé a fini par nous soumettre et nous lui appartenons. Comme une entité maternelle à laquelle nous nous remettons."
Tous les épisodes ont beau être "dark", les gens en réclament toujours plus. Sommes-nous tous devenus masos ? "Comme le confirme le succès de la série La servante écarlate, le spectateur actuel est fasciné par les dystopies (une description possible de notre futur, ndlr)", poursuit le psychologue. L'avantage, c'est que le spectateur peut s’identifier tout en ne s’identifiant pas, parce qu'on lui dit qu'il s'agit du futur. Ce qui se trouve de l’autre côté de l’écran n’est pas chez nous et cette distance nous rassure. La série soulage une part de nos angoisses, non pas au sens 'cathartique' - ça n’expurge rien - mais au sens "contraphobique" - ce qui rassure. En d'autres termes, le média se charge – et nous décharge – de nos angoisses."
Une série pleine de paradoxes
Selon la journaliste Marie Turcan, Black Mirror est aussi une série qui cristallise toutes les contradictions de l’époque : "La réalité donne tort à ceux qui s'en tiennent éloignés. Prenez le premier épisode de la saison 3, Nosedive, décrivant une société où tout le monde note en permanence les paroles, les actions et les publications des autres sur une échelle de cinq étoiles. Ce système de notation existe déjà en Chine et de manière générale, tout le monde note tout le monde, le livreur Deliveroo comme le chauffeur Uber."
Une contradiction qui va jusque dans la diffusion d’un tel programme sur Netflix : "Utiliser un média qui rend accro comme Netflix pour faire une critique de la technologie peut effectivement sembler paradoxal", constate également Samuel Dock. "En fait, on pourrait presque faire un épisode sur ceux qui regardent la série." Qui raconterait quoi ? Notre passivité de spectateur agglutiné devant son écran ? "Le spectateur, s'il a un frisson à chaque fin d’épisode de Black Mirror, n'aura pas envie de se révolter au quotidien et continuera à passer sa vie sur les réseaux sociaux. Probablement parce qu'on a totalement intégré les usages d’Internet et de notre société d'images.", conclut le psy.
*Auteur de Le nouveau malaise dans la civilisation (Plon)
**La première Association française des Critiques de Séries