INTERVIEW - Des restaurants et bars fermés, des rassemblements limités, des soignants débordés... Depuis un an, le monde vit au rythme de la pandémie. Le Covid-19 n'est pourtant pas la première épidémie à bouleverser le quotidien des habitants de la planète. Peste, grippe espagnole, choléra : Patrick Zylberman nous explique comment elles ont changé, ou non, leur époque.
"Il y a des directives et des systèmes prévus en cas d’épidémie. En théorie, ils devraient fonctionner. Mais la nature se moque des théories. La faillibilité humaine se moque des théories". En publiant L'Année du Lion en 2016, Deon Meyer était certainement loin de se douter que son roman deviendrait, en l'espace de quelques années, terriblement prémonitoire. L'auteur sud-africain imaginait alors un monde ravagé par un coronavirus transmis par une chauve-souris. Une prédiction qui s'est finalement réalisée au cours d'une année 2020 terrible.
Comme d'autres pandémies avant elles, celle du Covid-19 laissera une trace indélébile chez les générations qui l'ont vécue. Peste d'Athènes, peste de Justinien, peste Noire, fièvre jaune, choléra, grippe "espagnole", tuberculose, sida ou encore paludisme : les exemples de virus meurtriers au cours de l'histoire ne manquent effectivement pas. Mais dans quelle mesure ont-elles bouleversé ou influencé leur époque ? Pour tenter d'y répondre, LCI a interrogé Patrick Zylberman, historien de la santé, spécialiste des épidémies.
Les comparaisons qui ont été faites entre la pandémie de Covid et la grippe espagnole sont-elles fondées ?
Non, et ce pour plusieurs raisons. Au début de l’épidémie actuelle, la létalité était de 0,1% tandis que celle de la grippe espagnole se rapprochait davantage des 2-3%. Nous ne sommes pas du tout dans les mêmes sphères de gravité. Le Covid-19 ressemble plutôt aux dernières épidémies auxquelles nous avons assisté au cours du XXe siècle comme la grippe de Hong-Kong ou la grippe "asiatique". À ce titre, la nouveauté n’est pas tant le profil épidémiologique mais plutôt le profil général. Cette fois-ci, l’épidémie a bouleversé le monde sur le plan sanitaire, mais aussi entraîné une crise économique d’une violence inouïe doublée d’une crise géopolitique entre les États-Unis et la Chine.
Au lendemain de la peste, l’économie est complètement bouleversée
Patrick Zylberman
Dans quelle mesure les grandes épidémies qui se sont succédé au fil des millénaires ont-elles changé leur époque ?
Leur impact est très variable. Il n’est pas du tout proportionnel à la gravité sanitaire de l’événement. Deux exemples : la peste noire de 1348 à 1352 est à l’origine du décès de 30 et 60% de la population européenne de l’époque qui pesait environ 80 millions d’habitants. Ce phénomène était de grande, de très grande ampleur. De tellement grande ampleur que la sortie de crise s’est traduite par un complet changement du profil économique de l’Europe. Avant 1348, l’économie était caractérisée par de très bas salaires, à cause de la surpopulation, et par des revenus des propriétés foncières très élevées. L’écart de richesse était donc gigantesque. La surpopulation permettait de payer très peu les travailleurs.
Au lendemain de la peste, l’économie est complètement bouleversée. Le rapport de forces est radicalement modifié, la sous-population entraînant une hausse importante des salaires et une chute de la rente foncière. Ainsi, l'ancien système féodal, qui obligeait les gens à travailler sur les terres d'un seigneur pour payer leur loyer, a commencé à s'effondrer. Certains historiens parlent alors d’une pré-renaissance avec une transformation radicale du statut des travailleurs et des progrès en matière technologique. Le manque de main d’œuvre a effectivement favorisé l’innovation pour combler certains besoins : le moulin à eau, la presse à imprimer, etc.
L’autre exemple, c’est la grippe espagnole. Cette fois, 50 millions de morts sont à déplorer, soit un total avoisinant celui de la peste du XIVe siècle. Il faut savoir qu'à cette époque, la France ne comptait que 40 millions d’habitants. C’est donc l’équivalent d’un pays qui a été rayé de la carte. Pourtant, ce virus n’a eu pour ainsi dire aucun effet sur la société.
Comment expliquer une telle différence ?
Pour qu’une épidémie ait un impact en profondeur sur la société, il faut que le choc s’étale et laisse dans la durée une empreinte sur le quotidien des habitants. Les épidémies dites de l’ancien régime frappaient régulièrement, parfois chaque année, entraînant de facto des changements progressifs dans la population. Au contraire, les virus plus contemporains ne semblent pas avoir eu de telles conséquences. Par exemple, la grippe espagnole a effectivement entraîné un véritable trou d’air, mais sur une durée très limitée : neuf mois de haute morbidité et de haute mortalité étalées sur deux ans et demi, entre 1918 et 1920. L’économie et la société ont ensuite redémarré très rapidement, semblent s’en être remises beaucoup plus facilement. C’est donc la durée du choc qui doit être pris en compte et pas seulement le niveau de la mortalité.
Très peu d’épidémies ont véritablement métamorphosé la sociologie ou la culture
Patrick Zylberman
Historiquement, les épidémies ont-elles tendance à influencer durablement la culture ou le modèle social d'une population ?
Je connais très peu d’épidémies qui ont véritablement métamorphosé la sociologie ou la culture. C’est très rare. L’épidémie n’est qu’un moment, qui peut paraître long. C’est une contraction pendant un moment puis on revient à la vie d’avant. La vie d’après, ça n’existe pas. Contrairement à la guerre, qui laisse des traces après la fin des hostilités, les épidémies ne semblent pas bouleverser sur le long terme le mode de vie et la culture. Le choc n’est qu’éphémère, momentané. À l’exception, encore une fois, de la peste du XIVe siècle. Sur le plan comportemental, les populations font l’accordéon. Il est courant qu’elles s’habituent à de nouvelles précautions au plus fort d’une épidémie. Mais une fois le virus dompté, tout cela "est envoyé par-dessus les moulins".
Et d'un point de vue sanitaire, voire démographique ?
Il n’est pas rare qu’un virus laisse des traces plus durables dans le domaine de la santé. Par exemple, la grippe espagnole a posé pour la première fois l’utilité du masque anti-infectieux. Les pratiques de quarantaine et d'isolement des malades ont aussi été développées durant ces périodes noires. La crise du coronavirus va sans doute, en plus de remettre en question notre politique sanitaire, être à l’origine de nouvelles technologies médicales. C’est d’ailleurs déjà le cas avec le développement des vaccins utilisant l’ARN messager.
Sur le plan démographique, généralement, on assiste à un trou d’air de courte durée, notamment sur la natalité. Toutefois, la reprise est ensuite rapide et compense ce déficit. Mais là encore, il n’existe pas véritablement de règle et les comportements peuvent varier. Lors de la grippe espagnole, les femmes ont perdu plusieurs mois d’espérance de vie, mais elles les ont ensuite regagnés assez rapidement dès le terme de la pandémie. La natalité n’en a pas non plus été durablement affectée. Autre exemple, la peste noire. Dans les années qui lui succèdent, on pourrait penser que la natalité et la nuptialité se seraient effondrées à cause de la violence du choc. C’est pourtant exactement le contraire qui s’est produit, comme si les populations avaient voulu, d’elles-mêmes, compenser les pertes importantes liées à la maladie.
À vous entendre, les périodes de crise épidémique ont finalement une influence limitée sur l'évolution à long-terme d'une population. Est-ce à dire qu'il en est de même avec les libertés ?
Sur le plan des libertés, les préoccupations sont beaucoup trop contemporaines pour retirer de quelconques conclusions d’événements historiques. Aujourd’hui on y fait attention, mais à l’échelle de l’histoire, c’est tout à fait nouveau. Ce n’était pas un problème pour nos prédécesseurs. Toutefois, il est évident que le coronavirus a déjà laissé des traces et va continuer. Depuis une cinquantaine d'années, nous étions dans une société permissive avec des libertés individuelles, des libertés fondamentales qui semblaient parfois sans limite, en dépit du grignotage de la production normative dans le domaine de la santé notamment, comme ce fut le cas avec la ceinture de sécurité. L’épidémie nous a pris à contre-pied et ce contre-pied sera certainement facteur de réflexion et d'évolution. Reste à voir dans quelle mesure.
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