Promotion d'alcool et de drogue en ligne : les influenceurs sont-ils hors de contrôle ?

par Maëlane LOAËC
Publié le 20 mai 2023 à 8h00, mis à jour le 20 mai 2023 à 11h18

Source : JT 20h WE

Sur les réseaux sociaux, certains influenceurs font la promotion d'alcool dans leurs publications, souvent au mépris des règles qui encadrent ce type de publicité.
Dans une moindre mesure, certains semblent aussi inciter leurs abonnés à la consommation de drogues, de façon plus ou moins explicite.
Le phénomène inquiète les addictologues et les associations, qui plaident pour davantage de contrôle.

Karaoké, tenues de soirée et cascade de ballons : l'influenceuse star Maeva Ghennam a célébré cette semaine son 26e anniversaire, une fête d'apparence bon enfant qu'elle n'a pas manqué de filmer sur Snapchat pour ses 2,3 millions d'abonnés. Mais sur ces vidéos partagées en story par l'ex-candidate de téléréalité, l'on aperçoit une table garnie de bouteilles d'alcool et à la main de plusieurs de ses amies, des ballons de protoxyde d'azote ou "gaz hilarant", une substance psychoactive dont la popularité croissante inquiète. Une séquence symptomatique d'un phénomène préoccupant sur les réseaux sociaux : des influenceurs qui mettent en scène une consommation de produits addictifs, allant même parfois jusqu'à en faire la promotion. 

"On remarque surtout une surconsommation d'alcool", constate auprès de TF1info Audrey, qui traque depuis plusieurs années les dérives des influenceurs sur son compte Instagram "Vos stars en réalité". Si Maeva Ghennam a affirmé quelques heures plus tard ne pas avoir inhalé elle-même de gaz hilarant, ayant vécu des expériences traumatisantes à ce sujet par le passé, elle a assumé être en "gueule de bois" le lendemain, dans une vidéo où la jeune femme apparaît amorphe, l'élocution brouillée. 

La consommation ou la promotion de drogues, elle, reste plus marginale chez les influenceurs, mais se maintient. "Dès 2019 et 2020, on pouvait déjà repérer des ballons. Désormais, cela est moins fréquent, mais le phénomène existe toujours", pointe Audrey. "J'ai aussi vu des joints, certains influenceurs allant même jusqu'à faire la promotion d'un dealer, dans de rares cas."

Stéphanie Lukasik, enseignante chercheuse à l’université du Luxembourg et auteure L’Influence des leaders d’opinion (Éditions L'Harmattan), souligne quant à elle avoir repéré ces dernières années la promotion de vente de cannabis par des influenceurs, en particulier pendant la crise sanitaire, mais aussi le cas encore plus préoccupant d'une influenceuse évoquant auprès de ses abonnés son recours à des champignons hallucinogènes et du LSD, "permettant selon elle d'atteindre un certain développement personnel". Des substances dont elle parle, mais qu'elle ne consomme en revanche jamais devant la caméra, une forme d'incitation "beaucoup plus subtile" aux yeux de la spécialiste. 

"Il faudrait une surveillance permanente"

Ces pratiques sont pourtant en principe encadrées dans la loi. Le code de la santé publique sanctionne toute promotion de la drogue, autant son usage que son trafic, d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende. Pour le protoxyde d'azote, qui n'est pas illicite en France, une loi de 2021 punit tout de même de 15.000 euros d'amende "le fait de provoquer un mineur" à en consommer

Quant à l'alcool, la loi Evin autorise d'en faire la publicité, sauf lorsqu'elle s'adresse à un jeune public. Les promotions doivent aussi comporter la mention "l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération", rester objectives et ne pas mettre en scène la consommation dans des contextes positifs, par exemple festifs, ce qui constitue pourtant le décor de nombreuses publicités mises en ligne par des influenceurs. La publicité pour le tabac est, de son côté, complètement interdite, mais certains se montrent encore en photo ou en vidéo avec des paquets de cigarette portant une marque en évidence.

En pratique, il est bien difficile de contrôler tous ces comportements face à la multiplicité des contenus, mais aussi les stratégies de détournement que déploient certains influenceurs, qui privilégient les stories, ces vidéos éphémères qui disparaissent au bout de quelques heures. "Il faudrait une surveillance permanente", regrette Stéphanie Lukasik. Sans compter que les plateformes appartiennent à des sociétés étrangères et que tous les pays n'appliquent pas la même régulation. Par ailleurs, certains influenceurs partent habiter à l'étranger, à l'instar de Maëva Ghennam qui réside maintenant à Dubaï, tout en continuant à s'adresser au public de leur pays d'origine. 

Un règlement européen espère resserrer la vis dès la fin août, en imposant à plusieurs plateformes, dont Instagram, TikTok et Snapchat, de renforcer la lutte contre les contenus illicites. En attendant, reste encore la possibilité de signaler les contenus problématiques auprès de ces plateformes, mais le temps qu'une décision soit prise, le mal est souvent déjà fait. Les photos et vidéos ont déjà pu être visionnées par des centaines de milliers d'internautes, y compris les plus jeunes. 

Les influenceurs jouent sur le sentiment d'être rendu plus désirable et valorisé au regard des autres, mais aussi d'appartenir à une communauté
Jean-Pierre Couteron, psychologue-addictologue

Si les audiences des influenceurs, notamment issus de la télé-réalité, sont majoritairement adultes, selon Audrey de "Vos stars en réalité", plusieurs spécialistes interrogés par TF1info se disent particulièrement inquiets des effets insidieux de ce type de contenu sur les adolescents, qui restent plus vulnérables face à la tentation de prendre ces influenceurs pour modèle. 

Dans le cas de la promotion d'alcool en particulier, "les influenceurs jouent sur le sentiment d'être rendu plus désirable et valorisé au regard des autres, mais aussi d'appartenir à une communauté", grâce à ce lien pseudo-intime et de confiance, explique Jean-Pierre Couteron, psychologue-addictologue au CSAPA Le Trait d'Union de l’association Oppelia, à Boulogne-Billancourt. Parmi les jeunes de 17 ou 18 ans qui le consultent, plusieurs estiment que certains influenceurs ont participé à leur donner envie de consommer. "Ils effacent tous les risques et banalisent cette consommation, en se mettant en scène en train de ressentir l'effet positif que le consommateur voudrait rechercher", ajoute l'ancien président de la Fédération Addiction. 

L'interdiction des publicités pour l'alcool finalement écartée

Cette question s'est retrouvée ces dernières semaines au cœur des débats, dans le cadre de la préparation d'une proposition de loi pour réguler le métier d'influenceur, qui sera débattue en commission mixte paritaire la semaine prochaine. Mais le texte s'en tiendra finalement à rappeler que la loi Evin s'applique bien à l'activité d'influence. "On renforce quand même le contrôle, en précisant que cette activité recoupe à la fois les partenariats rémunérés, mais aussi les avantages en nature, comme les colis promotionnels", précise l'un de ses rapporteurs, le député PS Arthur Delaporte, qui espère un vote au début du mois de juin. 

Enclin à une interdiction totale des publicités d'alcool via les influenceurs, l'élu a dû se résigner à abandonner le projet, faute de majorité, au grand dam de l'association Addictions France, pour qui ce nouveau texte ne sera pas suffisant. "Cela va continuer comme avant, avec des publications qui passent sous les radars", prédit Myriam Savy, directrice communication et plaidoyer. Dans le cadre d'un projet d'observation, l'association a recensé quasiment 10.000 contenus faisant la promotion d'alcool depuis octobre 2021, dont la moitié émanant d'influenceurs. Par manque de moyens, elle a ciblé 400 contenus parmi les plus problématiques au regard de la loi, en contactant directement les créateurs concernés, cumulant tous plus de 10.000 abonnés

Seules un tiers des publications ont été retirées spontanément. En cas d'absence de réponse, l'organisation s'est redirigée vers les plateformes hébergeuses, allant même jusqu'à poursuivre en justice Meta, la maison mère d'Instagram, dont elle a obtenu en février dernier le retrait d'une quarantaine de publications, un geste qui arrive malheureusement "déjà trop tard". D'autant que même après la suppression d'un contenu, certains influenceurs récidivent parfois avec de nouvelles publicités. 

Dernier garde-fou, selon les spécialistes, l'entourage amical ou familial de l'influenceur peut aussi l'inciter à s'excuser après un dérapage, ou encore les agences avec lesquels nombre d'entre eux travaillent, bien conscientes que leur réputation peut être en jeu. La communauté elle-même peut aussi le rappeler à l'ordre. Reste qu'encore une fois, il peut s'écouler plusieurs heures, voire jours, entre la publication initiale et les excuses, un temps d'exposition qui ne se rattrape jamais. 


Maëlane LOAËC

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