PSYCHO - Dans notre société en proie à une crise sanitaire sans précédent, nous vivons désormais masqués et, faute de nous toucher comme avant, nous ne communiquons que par paroles et échanges de regards. De quoi envisager un réel changement à long terme dans nos comportements ? Un psychologue et un sociologue répondent à LCI.
Demain, vivrons-nous tous masqués ? C'est la question que l'on peut se poser à l'heure du masque généralisé dans la population afin de lutter contre une menace sanitaire sans précédent, et ce pour une durée indéterminée. Une projection constellée d'inconnues, à laquelle certains apportent des réponses à la fois anxieuses et amusantes à l'instar de l'humoriste et influenceuse Marie Papillon.
Dans une vidéo diffusée sur son compte Instagram, cette dernière imagine avec sa fille comment elles communiqueront avec un masque sur le visage, évoquant avec nostalgie le rouge à lèvres ("Maintenant, on ne s'en sert plus car on ne voit plus nos visages", dit-elle) et le simple fait de se brosser les dents ("Avant, on avait des dents et on se brossait les dents le matin" explique-t-elle), avant d'enlever son masque, d'arborer une bouche sans dents et de proposer de manger une soupe.
Et si, derrière l'humour, cette vidéo se révèle en réalité d'une totale acuité ? Effectivement, d'un point de vue psychologique, "le port du masque a modifié notre rapport à l’autre" admet le psychologue Sébastien Garnero, sollicité par LCI : "Les comportements sociaux et émotionnels, très liés à la reconnaissance faciale chez l’humain et, en cela, importants dans les contacts, ont subi un réel bouleversement de nos "habitus" (Terme désignant, en sociologie, la manière d'être d'un individu dans son apparence physique, ndlr). Le port du masque a tendance à anonymiser les personnes par la dissimulation qu’il impose, ayant une fonction de barrière limitante entre l'autre et soi. L’expression de la mimique étant inexistante, ne restent comme seuls indicateurs les yeux et le regard."
En d'autres termes, notre cerveau, si prompt à passer au scanner les visages, se révèle bien en peine, frustré par manque d'informations sur autrui.
Nos villes sont ainsi devenues le théâtre où des ombres passent sans se toucher, mais où les yeux préservent cette part de lumière si précieuse pour créer du lien.
Rémy Oudghiri, sociologue
D'un point de vue sociologique, même constat d'un changement de comportement dans les espaces : "Chaque jour désormais nous sommes tenus de nous tenir à distance les uns des autres, et le port du masque symbolise cette mise à distance sociale", confirme le sociologue Rémy Oudghiri, également contacté par LCI. "Nos corps étant devenus un danger pour les autres, nous n’avons le droit de circuler qu’en nous dissimulant. Un peu comme si nos rues étaient devenues le lieu d’un carnaval à l’aspect étrange et inédit, car la dimension festive y est la grande absente."
Une mise à distance qui "redouble le sentiment de méfiance chez les Français" selon le sociologue : "Le port du masque tend à nous éloigner les uns des autres, accentuant une propension typiquement française : celle d’un individualisme distant où le respect de l’autre confine parfois à l’indifférence", constate-t-il. "Nos villes sont ainsi devenues le théâtre où des ombres passent sans se toucher, mais où les yeux préservent cette part de lumière, si précieuse pour créer du lien. Car, les romans ou les films du futur le raconteront sans doute un jour, il y a des amitiés ou des amours clandestines qui se trament derrière les masques. Il y a des histoires qui échappent à l’impersonnalité. Elles résistent à cette société du principe de précaution qui nous forcent à nous enfermer dans des bulles."
Si nous ne devenions plus que des yeux, nous serions inévitablement pris dans les pièges du regard, de l’illusion optique et de l’imaginaire
Sébastien Garnero, psychologue
Seulement, sur la durée, n'y a-t-il pas un risque de déshumanisation en cachant une partie de son visage ? Tout dépend, en réalité. "Si le port du masque n’est provisoire et intermittent, rien ne sera changé dans notre perception de l’autre" assure Sébastien Garnero. "On se souviendra de cet épisode comme d’un symbole de cette crise de coronavirus, mais cela ne créera pas de bouleversement psychique majeur de notre relation à l’autre."
En revanche, si on devait le conserver de manière systématique sur de longues périodes, cela pourrait "modifier notre manière d’être et de se vivre ensemble sur le plan des interactions et de la relation à l’autre", concède-t-il. "Si nous ne devenions plus que des yeux, nous serions inévitablement pris dans les pièges du regard, de l’illusion optique et de l’imaginaire qui parfois sont trompeurs dans les interprétations décodées par le cerveau et le psychisme" avertit le psychologue, renvoyant aux pièges du regard dans la mythologie (mythe de Narcisse, Méduse, effet Pygmalion, cyclopes, troisième œil...) "menant tous à un destin tragique".
Par ailleurs, ajoute-il, contrairement à ce que l'on pense, "les yeux sont en réalité peu informatifs sur le plan émotionnel, ou du moins pas suffisamment expressifs à eux seuls pour être clairement décodés dans l’interaction sociale et encore plus difficilement dans l’interaction affective."
Reste plus qu'à espérer alors que les gens ne s'habitueront pas, une fois l'épidémie passée, à porter leurs masques sociaux, à ne plus se toucher, à se contenter de liens défaits. Et le sociologue Rémy Oudghiri cite le poète mexicain Octavio Paz qui écrivait : "Nous sommes condamnés à nous inventer un masque, puis à découvrir que ce masque est notre vrai visage" : "Gageons que derrière ces histoires anonymes, derrière ces regards éperdus, derrière ces yeux vivants, des visages bien vivants attendent le moment de la libération", conclut-il.
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