DÉBOUSSOLÉ - Se perdre dans le dédale d'une ville ou sur les sentiers d'une forêt peut parfois être agréable. Mais lorsque ce manque de repères devient quotidien, la situation est nettement plus agaçante. Pour tenter de percer les mystères de notre sens de l'orientation, nous avons questionné deux chercheurs au CNRS.
En vacances, êtes-vous plutôt suiveur ou suivi ? Plutôt celui qui jette un œil rapide à la carte de la ville avant de repartir d’un pas décidé, ou celui qui préfère coller de près ses compagnons de voyage de peur de se perdre ? C'est certain, nous ne sommes pas tous égaux face à la faculté d'orientation. Et si la popularisation du GPS n'est pas pour déplaire aux plus mal lotis, elle n'arrangerait pas forcément les choses en ne leur faisant pas travailler ce sens...
Pour mieux comprendre le fonctionnement du sens de l'orientation, nous avons posé nos questions à deux spécialistes de la question : Antoine Coutrot et Francesca Sargolini, chercheurs en neurosciences cognitives au CNRS.
Qu'est-ce que le sens de l'orientation ?
"C’est l’analyse des informations extérieures, de l’environnement, mais aussi celles qui viennent de notre corps, comme notre vitesse de marche et nos mouvements", nous décrit Francesca Sargolini, également maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Pour nous repérer dans l'espace, notre cerveau doit donc traiter énormément d'informations. D'après la découverte de trois chercheurs, un Américain et deux Norvégiens, qui leur a valu le prix Nobel en 2014, deux zones cérébrales sont pour cela principalement sollicitées : l’hippocampe et le cortex préfrontal. Quand le premier est impliqué dans le processus de mémorisation et de navigation, le second gère la prise de décision et la planification.
Pourquoi certaines personnes ont-elles un meilleur sens de l'orientation que d'autres ?
"Lorsque l'on considère que l'on a un mauvais sens de l'orientation, cela peut s'expliquer par énormément de choses", souligne la chercheuse. Selon elle, l'origine géographique est notamment déterminante. Une personne qui habite en ville risque en effet d'être complètement perdue dans le désert, et inversement. Cela s'explique par le fait que ces personnes n’utilisent pas du tout les mêmes informations. Celle qui vient du désert va par exemple avoir l'habitude de se repérer grâce au soleil, aux étoiles ou encore à la forme des dunes. Des éléments qu'elle a appris à apprivoiser depuis son enfance. Le citadin, lui, a un sens de l'orientation plus géométrique en raison de la configuration plus ou moins quadrillée des villes. Deux personnes vivant en ville peuvent aussi avoir un sens de l'orientation différent en fonction de l'endroit où ils ont grandi ou encore de leur caractère et de leur éducation.
Dans notre culture, on dit toujours que les femmes sont mauvaises. Or, à force de l'entendre, elles finissent par le devenir.
Francesca Sargolini, chercheuse en neurosciences cognitives au CNRS
Dans la littérature scientifique, plusieurs études ont déjà démontré que les hommes disposaient d'un meilleur sens de l'orientation que les femmes. Un facteur en partie inexpliqué jusqu'à la parution, en 2018 dans la revue Current Biology, d'une étude réalisée par Antoine Coutrot et plusieurs de ses confrères du CNRS, de l’University College London et de l’University of East Anglia (Royaume-Uni). Grâce à la mise au point d'un jeu vidéo, Sea Hero Quest, ils ont pu mesurer la capacité de navigation spatiale chez plus de 2,5 millions de personnes dans le monde et ont mis en lumière un facteur déterminant : l’inégalité entre les sexes. "Ce qui a été intéressant d'observer grâce à ce jeu vidéo, c'est qu’il y avait une très forte corrélation entre l’égalité hommes/femmes dans la société et l’égalité hommes/femmes en terme de sens de l'orientation dans le jeu", note le chercheur auprès de LCI. "Dans certains pays, les femmes ont moins accès à l’éducation, ne peuvent pas se déplacer toutes seules ou conduire. Si l'on ne peut pas exercer ces activités, il est normal d’avoir un sens de l'orientation moins bon."
Francesca Sargolini, elle, insiste aussi sur ce qui est appelé la "menace stéréotype". "Dans notre culture, on dit toujours que les femmes sont mauvaises en orientation. Or, à force de l'entendre, elles finissent par le devenir. C’est quelque chose qui se retrouve tant pour le sens de l'orientation que pour les mathématiques et qui très étudié en psychologie sociale."
Ces différences peuvent-elles être dues à un problème de santé ?
"Dans des cas plus rares, un mauvais sens de l'orientation peut être causé par des déficits dans des réseaux cérébraux impliqués dans le traitement des informations de l’espace", affirme la chercheuse. "C’est le cas par exemple pour la maladie d’Alzheimer." Cela ne fait en fait que quelques années que le lien entre Alzheimer et le sens de l'orientation est avéré. Malgré cela, il était jusqu'alors difficile d'exploiter ce facteur pour le diagnostic de la maladie car, explique Antoine Coutrot, "il n'existe pas réellement de test normalisé". "Dans les hôpitaux, chacun évalue un peu à sa manière le sens de l'orientation des patients. Je connais par exemple un neurologue qui fait asseoir ses patients sur une chaise à roulettes et leur bande les yeux avant de faire tourner la chaise. Il leur demande ensuite de pointer du doigt la porte d’entrée."
Mais d'après une nouvelle étude publiée le 23 avril 2019 dans la revue PNAS par l'équipe de chercheurs à l'origine du jeu vidéo Sea Hero Quest, celui-ci permettrait d’aider au diagnostic précoce de la maladie d'Alzheimer, avant même l’apparition des premiers signes cliniques. Grâce à la comparaison des données recueillies auprès des joueurs et auprès de personnes non démentes mais ayant une plus grande probabilité de développer la maladie d’Alzheimer (car porteuses de l’allèle 4 du gène APOE1, qui augmente les chances de développer cette forme de dégénérescence), ils ont pu cerner des profils susceptibles de développer Alzheimer. "Ces résultats démontrent pour la première fois comment l'évaluation cognitive numérique à grande échelle pourrait être prometteuse pour la détection précoce de la maladie d'Alzheimer et aider au dépistage personnalisé de cette maladie chez des individus n’ayant pas encore de symptômes cliniques", note ainsi le communiqué du CNRS. "Mais l’orientation spatiale ne représente qu'un indice parmi d’autres. Il s'agit d'un test parmi une cohorte de tests. Ce n’est pas un jeu qui permet de diagnostiquer Alzheimer", rappelle Antoine Coutrot.
Au-delà d'Alzheimer, la mesure du sens de l'orientation peut aider à la compréhension et à l'appréhension de nombreux troubles liés à la mémoire, à l'image du syndrome post-traumatique, dont l'évolution peut se mesurer à travers un test d’orientation ou encore d’autres types d’amnésie particulière, de l’épilepsie… "En ce moment, il y a plein de projets qui démarrent et qui travaillent sur de nombreuses problématiques en se basant sur le sens de l'orientation", se réjouit Antoine Coutrot.
Sans compter les maladies, le facteur de l'âge est aussi déterminant dans notre capacité à nous orienter. "Dans l'étude des données récoltées grâce au jeu vidéo, nous avons vraiment vu une baisse du sens de l’orientation avec l’âge de manière linéaire, entre 18 et 99 ans", explique Antoine Coutrot. Une fois arrivé à l'âge adulte, le cerveau perd en effet chaque année des neurones de façon continue, dont certains, basés dans l’hippocampe ou dans le cortex préfrontal, sont liés à notre sens de l'orientation.
Peut-on améliorer son sens de l'orientation ?
"Chez une personne en bonne santé, il est tout à fait possible d'améliorer sa capacité d’orientation, étant donné qu'elle est liée à l’attention que l’on porte aux choses. Il n’y a aucun doute là-dessus", affirme Francesca Sargolini. En revanche, précise-t-elle, plus on sollicite jeune ce sens, meilleur il sera. "C’est comme quelqu’un qui joue d'un instrument : lorsque l'on commence tout petit, on y arrive mieux que si l'on commence l'apprentissage à l'âge adulte." C'est d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle, dans certains pays du nord, les écoles élaborent de nombreux jeux de rôle basés sur l’orientation dans la forêt. Pour Antoine Coutrot, la solution réside avant tout dans l'abandon du GPS. "Il suffit de lâcher Google Maps et de regarder une carte, de la mémoriser, de se balader…"
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