PORTRAIT - Certains membres de la Nasa l'avaient surnommé "le 4e membre d'équipage". Merveille de technologie pour l'époque, l'ordinateur de vol de la mission Apollo XI a notamment permis à l'informatique d'effectuer un bond de géant. Pour en savoir plus, LCI a contacté Pierre Mounier-Kuhn, historien de l'informatique.
Sans lui, la mission Apollo XI, qui emmena le 21 juillet 1969 le premier Homme sur la Lune, n’aurait probablement jamais pu toucher à son but. A peine plus intelligent que le lave-vaisselle qui trône aujourd'hui dans votre buanderie, cette merveille de technologie a permis à l’informatique d'effectuer un bond de géant. Sa conception, fruit de huit ans de recherches au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT), a mobilisé plus de sept cents cerveaux, parmi les plus brillants, dans les années 1960. Des mathématiciens, des ingénieurs, des programmeurs. Mais aussi, plus étonnant, des ouvrières du textile.
A l'époque, le défi technologique est énorme. Et ce d'autant plus que, pour la première fois dans la courte histoire de la conquête spatiale, des hommes s'apprêtent à mettre leur vie entre les mains d'une machine. Retour sur cette incroyable odyssée technologique (et humaine).
Il entrait dans une mallette
Nous sommes dans les années 1960. L'informatique est alors une technologie balbutiante. Le microprocesseur n'a pas encore été inventé – il ne sera conçu qu'au cours de la décennie suivante par Intel. De ce fait, même le plus petit des ordinateurs a une taille comparable à celle de deux gros réfrigérateurs positionnés l’un à côté de l’autre. Trop encombrant, vous l'imaginez, pour une expédition lunaire, où le moindre centimètre ou kilo comptent. Le premier défi, pour les scientifiques du MIT, consiste donc avant tout à faire entrer ces deux frigos dans une mallette.
Mais, à cela s'ajoute également le problème de la vitesse de traitement de la machine. Les premiers ordinateurs mettaient en effet généralement quelques secondes, voire des minutes, pour effectuer une tache. Or, l’ordinateur d’Apollo doit être en mesure d’effectuer des taches en temps réel. Mais en 1969, une machine de taille réduite, capable de prendre ses propres décisions et de réagir à la microseconde, n'était alors qu'une chimère - dans les années 1950, le temps de calcul d'un ordinateur Bull ou IBM se comptait en millisecondes.
Nous aurions sans doute accompli les mêmes choses, mais plus lentement, s’il n’y avait pas eu les milliards de dollars déversés par le gouvernement américain.
Pierre Mounier-Kuhn, historien de l'informatique.
"Le premier ordinateur de l’Histoire a été conçu en juin 1949 à Cambridge. Quand le programme Apollo commence à être mis sur orbite, les bases de l’informatique sont acquises. Nous en sommes déjà à la troisième génération d’ordinateur et plusieurs centaines de langage de programmation existent déjà. Cependant, nous commençons tout juste à maîtriser le software, c’est-à-dire la programmation informatique", explique Pierre Mounier-Kuhn, historien de l’informatique à l'université Paris-Sorbonne et coauteur de l'ouvrage "Histoire illustrée de l'informatique" (EDP Sciences, 2016).
Les missions spatiales, en particulier le programme Apollo, ont donné tout de même un sacré coup de pousse au développement de l’informatique moderne. "Nous aurions sans doute accompli les mêmes choses, mais plus lentement, s’il n’y avait pas eu les milliards de dollars déversés par le gouvernement américain. Mais l'Union soviétique, à travers ses deux programmes d'exploration lunaire, a également participé à ce bond de géant", reprend l'historien de l'informatique.
Il s'est rebooté cinq fois juste avant l'alunissage
A l'époque, les scientifiques du MIT ne se sont pas contentés de trouver comment donner aux astronautes un ordinateur dont ils auraient besoin. Ils ont mis au point un outil avec lequel ils pourraient interagir. D’où la nécessité d’installer un écran de contrôle et un clavier. Les touches de celui-ci étaient volontairement de grande taille afin de pouvoir être saisies facilement avec des gants d’astronaute. L’Apollo Guidance Computer (AGC) était également doté d’un mode "récupération". "En cas de coupure de courant de l'engin spatial, la machine conservait en mémoire une trace de son travail à son redémarrage, note Pierre Mounier-Kuhn. Ces fonctionnalités, que nous prenons aujourd’hui pour acquises, étaient extrêmement novatrices."
Surtout, elles se révélèrent indispensables le 20 juillet 1969. En raison d'un problème au niveau de l'antenne du module lunaire, l'ordinateur embarqué d’Apollo s'est en effet "rebooté" à cinq reprises en quatre minutes, juste avant l’alunissage historique du vaisseau Eagle, offrant ainsi une belle frayeur aux deux premiers marcheurs lunaires de l'Histoire. L'AGC était en mesure d’effectuer l’intégralité de la mission en pilote automatique, tout en informant les astronautes de ce qu'il se passait. Une prouesse technologique que nous devons en grande partie à Margaret Hamilton, souligne l'historien de l'informatique. C'est elle qui a développé les programmes informatiques de l'ordinateur embarqué des missions du programme Apollo. Et sans elle, Neil Amstrong et Buzz Aldrin n’auraient sans doute pas marché sur la Lune."
On assistait à une lutte de point de vue entre les électroniciens d'un côté et les pilotes de l'autre.
Pierre Mounier-Kuhn, historien de l'informatique.
L'ordinateur de vol d'Apollo tenait les astronautes informés de la teneur en oxygène et en gaz carbonique à l'intérieur du module. Il contrôlait également les quantités d'eau et de carburant disponibles. Au moment de l'alunissage, c’est également lui qui gérait le radar qui évaluait la distance séparant le vaisseau de la surface de la Lune. Ainsi que les gyroscopes, accéléromètres et autres capteurs indiquant aux astronautes la position exacte du module dans l’environnement spatial. Tout cela était contrôlé par cet ordinateur très compact et très perfectionné, dans lequel les ingénieurs avaient intégré une multitude d’applications, malgré sa petite mémoire.
L'ordinateur embarqué d'Apollo incarne, à l'époque, le rêve de l’automate, de la machine intelligente et du serviteur mécanique. Et au regard de ces trois rêves, le cauchemar de la machine qui échappe à l’Homme et qui se retourne contre lui. "On assistait à une lutte de point de vue entre les électroniciens d'un côté et les pilotes de l'autre. La question : une machine peut-elle mieux piloter qu’un humain ? La mission Apollo XI est en fait le premier exemple de pilotage assisté par ordinateur. En dernière instance, c’est l’être humain qui reprend le contrôle sur la machine. Peu de temps avant l'alunissage, l'AGC a bugué, car il était surchargé de taches, et Neil Armstrong a donc dû reprendre en mains le pilotage en mode manuel", raconte Pierre Mounier-Kuhn.
Il faut savoir que la plupart des technologies qui ont permis à l'Homme de se rendre sur la Lune ont dû être inventées. Et c'est aussi le cas des composants internes de l’AGC. Pour l’anecdote, les circuits imprimés et le câblage des ordinateurs de bord ont été réalisés par le biais de métiers à tisser sophistiqués dans une usine Raytheon à Waltham, dans le Massachusetts. Plusieurs dizaines d'ouvrières du textile, parmi les meilleures dans leur domaine, ont été recrutées pour effectuer ce travail méticuleux. "Leur travail consistait à faire passer des fils dans des anneaux, détaille Pierre Mounier-Kuhn. Cela nécessitait de placer l’aiguille au bon endroit. Un décalage de quelques millimètres pouvait conduire à l’échec de la mission."
En réalité, il n'y avait d'ailleurs pas un mais deux appareils embarqués - un dans le vaisseau principal et un autre dans le module lunaire. Ils disposaient chacun de 78 ko de mémoire vive, soit à peu près la taille d'un fichier Word aujourd'hui. L'AGC pouvait néanmoins gérer jusqu’à 85.000 instructions par seconde. Cela peut sembler assez impressionnant. Du moins jusqu'à ce que vous réalisiez qu'un iPhone de dernière génération peut quant à lui en gérer jusqu'à 5.000 milliards. Il faudrait ainsi 681 jours à l'AGC pour effectuer le travail que votre iPhone peut faire en l'espace d'une seconde !
Quoi qu'il en soit, l'ordinateur de vol d'Apollo a bel et bien jeté les bases de l'informatique moderne, un chapitre de l'histoire que les chantres de la Silicon Valley ont d'ailleurs parfois tendance à oublier.
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